Ma soeur la lune
grands et se fixer sur lui. Puis elle baissa la tête et murmura quelque chose à l'adresse de son mari.
— Parfait, s'exclama Amgigh en riant. Va, maintenant, dit-il à son frère avec une grande claque dans le dos. Que ta nuit soit longue.
Mais Kiin répondit, les joues en feu :
— Je-je-j'ai d'abord du travail.
Sur quoi elle s'éloigna et s'affaira dans la cache de nourriture.
Ils commencèrent à manger, mais Samig eut soudain la sensation que rien n'était bon. Son estomac le brûlait comme s'il avait avalé des bulbes crus de racines amères.
La soirée s'écoula lentement. La mère de Samig paraissait planer au-dessus de Kiin; elle lui parlait d'une voix calme et apaisante. Son père se retira dans un coin et, tournant le dos à la pièce, œuvra à son harpon.
Bon, songea Samig, dois-je refuser Kiin et l'insulter, ainsi que mon frère, ne lui donnant rien à échanger contre les secrets des Chasseurs de Baleines ? Est-ce que je lui fais sentir que c'est moi qui ai reçu la meilleure part? Ou est-ce que je prends Kiin?
Il avait en lui cet élan, ce besoin de son corps, et le désir de Kiin. Mais vint la colère, qui détourna les pensées de Samig de son frère vers ses propres désirs.
Elle aurait dû être ma femme, se dit Samig. Qu'Amgigh parte chez les Chasseurs de Baleines; qu'il apprenne, lui. Qu'il vive au milieu de leurs femmes bruyantes. Je suis le véritable époux de Kiin. Je tiens à elle plus qu'Amgigh.
Alors, sans un regard pour son père ou sa mère, sans un regard pour Amgigh, Samig se leva et avança vers Kiin qui travaillait. Il saisit son poignet et l'attira avec douceur.
— Viens.
Et il l'emmena dans sa chambre.
Amgigh les regarda, regarda le rideau se refermer derrière Kiin. Dans son esprit, il vit Kiin nue, lovée dans les bras de Samig et la douleur lui poignarda la poitrine, lui coupa le souffle. Il resta assis, immobile, tête inclinée, jusqu'à ce que l'air emplisse de nouveau ses poumons. Puis il se leva et s'étira. Prenant son parka à un crochet fiché dans le mur, il l'enfila et grimpa hors de l'ulaq.
Les nuages étaient gris dans le ciel noir de la nuit. Amgigh vit des étoiles entre les nuages. Assis sur le toit, il tenta d'éloigner ses pensées loin de Kiin et de Samig. Qu'était une épouse comparée à la chasse à la baleine? Qu'était partager une épouse comparé au pouvoir qu'un homme acquiert lorsqu'il tue une baleine ?
Amgigh tira un brin d'herbe du toit de l'ulaq et le déchira entre ses doigts.
Une nuit. Il ne partageait Kiin que pour une nuit. Mais Samig n'oublierait pas ce partage, ni la promesse faite à Amgigh de lui transmettre son savoir. Et il y avait les couteaux d'obsidienne. Deux couteaux : issus d'une même pierre, frères comme Amgigh et Samig étaient frères.
Amgigh avait taillé les lames comme le font tous les Premiers Hommes, seulement d'un côté. Mais, depuis son enfance, Amgigh semblait avoir la main la plus légère, il savait l'endroit où la pierre céderait à la pression de son poinçon en os, comment obtenir des copeaux nets et délicats. Même en ne polissant qu'un côté de la lame, il avait réussi à faire des bords si fins qu'ils étaient presque transparents.
Son père prétendait que la pierre parlait à Amgigh et Amgigh pensait que peut-être, d'une certaine façon, c'était vrai. Surtout pour ces deux lames d'obsidienne. Dès le premier coup de son percuteur, les lames lui avaient révélé leur beauté, leur équilibre.
Mais, tandis qu'il travaillait, des esprits rôdaient autour de lui, parlant de peur, de colère, de douleur. À deux reprises, Amgigh avait interrompu son travail, pour écouter, mais son désir d'achever les lames parlait plus fort que les voix des esprits. Et qui savait si les voix des esprits étaient bonnes ou mauvaises, si elles disaient la vérité ou si elles mentaient ?
Il avait dit à Samig qu'il lui fabriquerait un couteau d'obsidienne, et s'il ne le faisait pas, que penserait Samig? Qu'Amgigh était en colère? Qu'il ne voulait pas que Samig revienne chez les Premiers Hommes pour lui apprendre à chasser la baleine? Les couteaux étaient un gage de la promesse de Samig de revenir.
Cependant qu'Amgigh poursuivait son ouvrage sur les lames, il s'était aperçu qu'un des couteaux n'allait pas : il était trop lourd dans sa main. Une fois achevés, il les avait posés côte à côte sans être capable de les différencier. Mais l'un n'allait pas.
« Trop lourd, trop lourd »,
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