Ma soeur la lune
apprenait à marcher et trébuchait fréquemment sur les bords.
Cet ulaq est un bon endroit, songea Kiin. Il n'y règne ni haine, ni colère ; Kayugh ne frappe jamais Chagak; il élève rarement la voix. Et si Samig et Amgigh sont souvent en désaccord, ils travaillent plus souvent encore ensemble, construisant des ikyan, réparant l'ik de leur mère ou chassant le phoque.
Kiin étira ses bras au-dessus de sa tête et bâilla. La dernière raclée de son père remontait à plusieurs jours et les bleus s'estompaient. C'était si bon de marcher sans avoir mal, d'affronter les autres sans la honte d'exhiber des yeux noirs et gonflés, des dents tombées sous les poings de son père.
C'était bon de s'éveiller le matin entre les bras de son mari, de s'éveiller en sachant qu'il n'y aurait ni coups de son père, ni sarcasmes de son frère. Même l'unique fois où elle s'était rendue en visite dans l'ulaq de son père, celui-ci l'avait bien traitée, ordonnant à sa femme d'apporter de la nourriture et demandant à Kiin si son mari prévoyait bientôt une expédition de chasse. Et si Qakan ricanait chaque fois qu'il la croisait, Kiin regardait droit devant elle comme si elle ne le voyait pas, comme s'il n'était qu'un duvet d epilobe emporté par le vent.
Kiin prit dans la réserve un estomac de phoque contenant de l'huile et en remplit un petit bol de bois. Puis, une fois l'estomac rangé, elle versa l'huile dans les lampes, prenant soin de verser bien au bord afin de ne pas risquer d'éteindre la mèche avec des gouttes.
Cela fini, elle trempa ses mains dans le bol pour éliminer le restant d'huile et s'en lissa la chevelure. Ses cheveux descendaient jusqu'au creux de ses reins et son père avait souvent menacé de les couper pour les vendre aux Traqueurs de Phoques dont les femmes faisaient des dessins sur les chigadax et les bottes en boyaux de phoque avec des motifs cousus dans des cheveux.
Désormais, plus de menaces, plus de danger. Amgigh lui avait dit que ses cheveux étaient magnifiques et, une fois seuls dans la chambre de Kiin, il l'avait allongée et étendu sa chevelure sur les couvertures avant de la caresser comme un homme caresse les flancs de son ikyak le matin après avoir dormi avec sa femme.
Kiin perçut un bruissement parvenant de la couche de Chagak. Mésange sortit à quatre pattes et, voyant Kiin lui tendre les bras, se redressa et traversa la grande pièce en trottinant. Kiin retint son souffle alors que la petite fille potelée avançait à pas feutrés sur les nattes. Elle retint son rire quand, à un mètre de Kiin, Mésange plongea en avant, tête la première. Kiin saisit l'enfant et la souleva en un câlin joyeux, lui faisant signe de se taire car elle commençait à gazouiller bruyamment. C'est alors qu'elle entendit un autre rire et leva les yeux pour voir que Samig l'observait. Leurs yeux s'accrochèrent et, à ce simple et bref regard, Kiin sentit son cœur bondir dans sa poitrine et son courage vaciller. Elle baissa vite la tête et cacha son visage dans les cheveux de Mésange.
Puis Chagak les rejoignit, ainsi qu'Amgigh dont le sourire s'évanouit lorsqu'il vit Samig.
— Demain, frère? demanda-t-il.
Samig répondit par un grognement et quitta précipitamment l'ulaq, caressant au passage le front de Mésange. Amgigh attendit que son frère soit sorti puis vint se tenir derrière Kiin.
— Il y a à-à-à manger, dit Kiin avant de reposer Mésange puis de lever les yeux sur Amgigh.
— Tu penses donc que c'est la seule chose qui nous intéresse ! éructa ce dernier, effrayant Kiin.
La colère dans sa voix était trop semblable à la colère de son père.
Un moment, les doigts d'Amgigh saisirent ses épaules, trop fort. Un moment, Kiin eut mal. Mais les mains de son mari se firent douces, caressant ses cheveux, s'attardant sur sa joue.
— Je mangerai plus tard, souffla-t-il, avant de sortir à son tour.
Kiin le regarda s'éloigner, puis posa les yeux sur la nourriture qu'elle avait préparée. Elle sentait un poids sur sa poitrine, presque une épouvante. Qu'avait-elle fait? Y avait-il de l'herbe dans les plats? La viande était-elle avariée, l'huile rance?
Mais non, rien ne semblait avoir changé. La viande était propre, sans la moindre trace blanche de moisi, et l'huile n'était pas amère.
Bientôt, Chagak se trouva à côté d'elle. Elle murmura :
— Il est contrarié parce que Samig part demain chez les Chasseurs de Baleines. Nombreuses Baleines, le
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