Ma soeur la lune
f-f-fils ? avait-elle commencé en levant la voix pour couvrir le bruit du vent. Tu-tu ne m'as pas dodo-donné d'enfant. C'est le fils d'Amgigh. L'enfant était dans mon-dans mon ventre avant que tu me pr-pr-prennes et maintenant il est assez fo-fort pour lutter contre les graines de ton es-es-esprit. Il possède le s-s-s-sang d'Amgigh et ce-celui de Kayugh, de Chagak et de Shuganan. Comment p-p-peux-tu espérer que ce soit ton fils ?
Passant dans les cheveux de Kiin, le vent avait emporté les railleries de Qakan.
Pendant les jours qui suivirent, Qakan s'était davantage comporté en homme, se plaignant moins, aidant même sa sœur à dresser leur campement. Mais ce matin, Qakan était redevenu l'enfant maussade et boudeur, frappant Kiin tandis qu'elle chargeait l'ik, la houspillant sous prétexte qu'elle était trop lente. Peu après qu'ils eurent commencé de pagayer, il hurla sa colère contre le brouillard, ordonnant à Kiin de maintenir l'ik tellement près du rivage que par deux fois ils raclèrent des pointes caillouteuses; Kiin dut sauter dans l'eau pour libérer l'embarcation.
Du moins la mer est-elle calme, songea Kiin, avant de remarquer d'énormes masses noires juste sous la surface de l'eau.
— Des-des rochers ! s ecria-t-elle.
Comme Qakan ne répondait pas, elle se retourna et vit qu'il ne regardait pas l'eau. Il continuait de fixer le rivage.
— Des rochers! répéta-t-elle en enfonçant sa pagaie pour écarter l'ik. Qakan! Écoute...
— Tais-toi, Kiin... Là! Tourne!
Et il pagaya sur la gauche de l'ik, l'obligeant à virer à droite. Kiin crut bien qu'ils allaient être précipités sur la plage. C'est alors qu'elle remarqua une brèche dans les collines, un endroit rocheux qui transformait la mer en quelque chose qui ressemblait plutôt à une rivière. L'eau clapotait et s'enfonçait à vive allure dans les pertuis, comme si elle avait hâte de passer; puis la mer s'élargissait de nouveau en une baie. Qakan indiqua du doigt une colline où Kiin aperçut une dizaine d'ulas.
— Chasseurs de Morses? demanda-t-elle.
— Non. J'y suis venu deux fois avec mon père. Ce sont des Premiers Hommes, mais ils ne sont pas comme nous. Ils parlent différemment, trop vite. Et leurs femmes sont laides. Je pourrais tirer beaucoup de toi, ici, mais ils maltraitent leurs femmes. Il vaut mieux que tu ailles chez les Hommes Morses.
Kiin eut un air méprisant. Il était plus probable que Qakan craignait qu'Amgigh ou Samig ne viennent ici un jour et n'apprennent ce que Qakan avait fait.
C'était la marée basse; l'eau était peu profonde. Qakan sortit une corde, lia les chevilles et les poignets de Kiin devant elle à une main d'écart. Puis il la fit sauter dans l'eau et pousser l'ik sur la plage. Entravée comme elle l'était, Kiin était maladroite; elle réussit pourtant à sauter sans tomber et à pousser l'esquif sur le sable gris.
Les enfants arrivèrent les premiers, puis les femmes. Elles étaient sales, négligées, les cheveux en broussaille. Les enfants étaient crasseux et la peau de leur visage était irritée à force de manger des tiges d'ugyuun crues et non épluchées.
Malgré le voyage, Kiin essayait de rester propre, d'entretenir son suk ; chaque soir, elle passait même ses doigts dans sa chevelure pour la démêler.
Une femme se détacha du groupe et salua Qakan. Elle était grande et son visage long au nez pointu évoquait pour Kiin le bord courbé et tranchant d'un couteau de femme.
— Vous êtes venus marchander, dit-elle.
Et, la main sur son bâton à creuser, elle se hissa sur la pointe des pieds pour voir l'intérieur de l'ik par-dessus l'épaule de Qakan.
— Je parlerai à vos hommes, déclara Qakan.
La femme hocha la tête.
— Ils chassent, aujourd'hui. Plus tard, ils reviendront.
Elle se tourna pour regarder Kiin, qui baissa la tête. La femme jeta un coup d'œil à ses chevilles entravées.
— Elle n'est pas ta femme.
— Esclave, fit Qakan.
Peut-être Kiin n'aurait-elle pas pipé, exécutant, comme dans les autres villages, les tâches que lui confiaient les femmes. Mais la femme remarqua :
— Les hommes seront heureux, ce soir. Tu pourras la vendre de nombreuses fois.
La colère de Kiin fut soudaine. Allait-elle baisser les yeux face à ces femmes trop paresseuses pour faire la toilette de leurs enfants?
— N-non, protesta-t-elle. Je-je ne suis pas une es-esclave. Je suis sa s-s-sœur. Il m'a volée dans l'ulaq de mon mari, pourtant je
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