Marc-Aurèle
les témoins de Dieu !
Quel dieu ?
Je sacrifiais devant les autels des dieux de Rome.
Les prêtres éventaient des poulets, égorgeaient des moutons.
Je laissais le sang du taureau qu’ils venaient d’immoler asperger mon visage et mon corps. Il m’apportait la virilité, et, vieil homme déjà, mon sexe comme un glaive rougi au feu pénétrait la jeune vulve de Doma.
J’avais acheté cette vierge, esclave d’origine phrygienne, à Lugdunum où j’avais vu dans le plein été, quand l’air immobile brûle la gorge, des dizaines de jeunes hommes, de jeunes femmes, de vieillards obstinés et courageux suppliciés dans l’amphithéâtre au pied de cette colline qui domine la capitale des Gaules.
Étaient-ils ces martyrs dont m’avait parlé Marcia ?
J’avais assisté à tant de jeux sanglants, vu tant de corps crevés à coups de javelots et de tridents, de chairs lacérées et arrachées par les griffes et les crocs des bêtes fauves que je n’avais été ni surpris, ni ému. L’homme tuait l’homme : telle était la loi.
Pourquoi ceux-là seuls auraient-ils été des martyrs et non les gladiateurs qu’on égorgeait ou les esclaves qu’on empalait ou jetait aux lions ?
Martyrs parce qu’ils clamaient leur foi en Dieu ?
Quel dieu ?
Je célébrais le culte de Rome et d’Auguste.
Dans ma bibliothèque, je déposais devant la statue de Marc Aurèle des épis de blé, des coupes remplies de fruits. L’empereur défunt était devenu pour moi – et, je le savais, pour de nombreux citoyens de l’Empire – l’un des dieux du foyer.
J’honorais aussi Cybèle dans son temple du Palatin construit aux portes mêmes du Palais impérial. Elle était la grande déesse mère qui guérissait et apportait la fertilité. Elle régnait, assise sur un monstre à gueule de lion. Autour d’elle, ses filles, les prostituées, l’invoquaient, la priaient.
Je m’étais incliné devant la pierre sacrée placée au cœur de son temple. Elle avait été rapportée de Phrygie, de cette montagne proche de Smyrne, dans la province d’Asie, où était né son culte.
Cinq galères à cinq rangs de rameurs l’avaient escortée jusqu’à Ostie, puis un cortège l’avait accompagnée jusqu’à Rome et déposée sur le Palatin.
— Quel dieu ?, s’est exclamé Hyacinthe dont les ongles se sont enfoncés dans mon épaule.
Son corps replet pesait contre ma jambe et ma hanche.
— Dieu l’Unique !, a-t-il ajouté.
Je connaissais celui des Juifs, Yaveh, dont Titus avait détruit le Temple, massacré une grande partie du peuple – et les Juifs qui avaient survécu s’étaient dispersés dans tout l’Empire comme une poignée de sable que balaie le vent.
— Christos, le dieu crucifié et ressuscité, a continué Hyacinthe d’une voix qu’il voulait étouffée, mais il était si exalté qu’elle devenait aiguë, comme un cri de souffrance.
Savait-il que le fils de Cybèle, la Grande Mère des prostituées, était un dieu de douleur que l’on avait cloué sur une croix, lui aussi, et qui avait ressuscité ?
Il m’a lâché, a brandi ses poings.
— Christos, a-t-il répété, le seul dieu, Père et Fils, Esprit, dont nous sommes les témoins, les martyrs. Marcia est ma sœur chrétienne.
— Elle est la putain de Commode.
Il a frappé ma poitrine de ses deux poings.
— Dieu la purifie, la protège et la sauve. Elle combat la Bête au nom de Christos. Elle lui livre son corps, mais c’est pour mieux vaincre avec son âme, retenir la main de Commode quand il veut persécuter nos frères et nos sœurs.
Nous sommes sortis du Palais impérial. La lumière m’a ébloui. La brise venue de la mer portait des parfums de résine.
— Toi aussi, tu marches vers Christos, mais tu ne le sais pas encore, m’a dit Hyacinthe.
Il a commencé à se diriger avec moi vers le quartier du Vélabre. Des odeurs âcres et des rumeurs de voix montaient des ruelles.
— Je demanderai à Eclectos de te rendre visite dans ta maison de Capoue et de t’enseigner, a murmuré Hyacinthe. C’est un vieil homme et le plus pieux de nos frères. Il sait tout de notre Église. Il te parlera d’elle, de notre Vierge et de Christos. Écoute-le. Tu comprendras qui nous sommes et ce qu’est notre foi. Tu prieras le Ressuscité et tu ne craindras pas le martyr.
Il s’est éloigné de quelques pas, puis est revenu vers moi.
— Accueille Eclectos comme ton père. Dieu te voit, Priscus. Le
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