Marc-Aurèle
pas des affaires des hommes, à quoi bon vivre dans un monde vide de dieux ou exempt de providence ? »
— L’empereur a peur, murmurait Sélos. Il craint même le barbier et sa lame. Il se passe à la flamme la chevelure et la barbe de crainte de se faire égorger.
Il avait marmonné, sa bouche déformée par une expression de mépris, et j’ai su qu’il pensait comme Marcia et Hyacinthe : « Il faut le tuer. »
J’ai dévisagé mon régisseur comme si je le voyais pour la première fois.
Cet affranchi qui n’ignorait rien de ma vie, auquel je confiais mes projets, la garde de mes propriétés, le gouvernement de mes esclaves, auquel j’avais légué par testament une partie de mes biens, était-il lui aussi un adepte de la nouvelle religion ?
À penser cela, à m’en persuader, j’ai éprouvé le sentiment d’avoir été trahi.
Ces chrétiens étaient des dissimulateurs, des conspirateurs et des impies. Ils prétendaient prier un dieu de souffrance et de charité, pratiquer toutes les vertus, ils s’appelaient entre eux frères et sœurs, mais haïssaient Commode au point de vouloir l’assassiner. Sélos me proposait de jeunes esclaves pour occuper mes nuits romaines et n’était lui-même, bien qu’affranchi, qu’un esclave à l’âme corrompue.
Ces chrétiens étaient des hommes de l’ombre aussi dangereux que des conjurés cherchant à s’emparer du pouvoir, ne se souciant en rien de la gloire de l’Empire et méprisant nos dieux.
Que Sélos fut sans doute l’un d’eux me révoltait et me désespérait, tout à la fois.
Je l’écoutais me raconter à voix basse ce qu’il avait vu, ce qu’il avait appris en écoutant les rumeurs qui naissaient et se répandaient dans Rome comme ces odeurs pestilentielles surgissant d’un cloaque en grosses bulles malodorantes.
Et je savais que ce que rapportait Sélos était vrai.
L’empereur était descendu une nouvelle fois dans l’arène. Il avait égorgé un gladiateur sans que celui-ci eût osé se défendre. Il s’était emparé des armes de cet homme et avait combattu, les épaules nues recouvertes d’une étoffe de pourpre.
Le peuple l’avait alors acclamé comme un dieu, mais Commode avait dû penser que l’on se moquait de lui, qu’on le tournait en dérision. Il avait enjoint aux soldats de la Flotte chargés du fonctionnement des vélums tendus au-dessus des gradins de massacrer la plèbe qui s’était rassemblée là afin de se protéger du soleil tout en jouissant du spectacle. Il suffit aux soldats de quelques coups de glaive pour trancher les cordages : les lourdes toiles s’étaient abattues, recouvrant en emprisonnant les spectateurs.
— J’ai entendu leurs cris, murmura Sélos.
Je les imaginais.
Sur un ordre de Commode, les soldats avaient descendu lentement les gradins, marchant sur les vélums, les crevant à coups de javelots ou de la pointe de leurs glaives, y enfonçant leurs tridents. Le sang avait teinté de rouge sombre les toiles.
La rumeur s’était alors répandue que Commode avait décidé, pour achever de châtier la plèbe moqueuse, d’incendier Rome.
Des portefaix, des marins, des délateurs, des gladiateurs avaient été rassemblés dans l’une des cours du Palais impérial, prêts à se répandre, dès qu’ils en auraient reçu l’ordre, dans les ruelles en brandissant des torches.
Mais, au beau milieu de la nuit, des prétoriens les avaient encerclés, enchaînés, battus à coups de gourdins, et les plus beaux et les plus jeunes d’entre eux avaient été poussés dans l’enceinte du palais. Commode les attendait, enveloppé dans une peau de lion, afin de les torturer.
Il assouvissait ainsi sa vengeance, car Marcia l’avait dissuadé de mettre le feu à Rome en lui offrant ces corps. Il s’était acharné tout le reste de la nuit sur les dizaines de malheureux qui ne s’étaient pas même débattus.
Au matin, les prostituées et les gitons l’avaient sacré « prince des Gladiateurs » et Commode s’était retiré en entraînant Marcia.
— Marcia est notre sauvegarde, ajoutait Sélos.
Elle n’était que la complice de Commode, pensais-je pour ma part.
Elle partageait et flattait ses vices, parce qu’elle était la plus experte, la plus rouée, la plus servile des putains du Palais impérial. Sans doute jalouse de ses rivaux – jeunes femmes ou gitons -, elle était prête à toutes les infamies, à toutes les conjurations pour préserver sa
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