Marco Polo
déséquilibrés, de glissements d’arbres déracinés,
de plaques d’herbe qui ricochaient dans leur chute et d’un cortège confus de
sons indistincts qui carambolaient doucement dans le lointain –, les premiers
mots que j’entendis furent ceux de l’orlok :
— En selle, maintenant, capitaine Toba. Allez
prévenir notre armée.
L’officier partit par l’endroit d’où nous étions
venus. Bayan, fouillant tranquillement le fond de sa bourse, en sortit le
scintillant et lourd ouvrage d’or et de porcelaine qui lui servait de dentier
et le scella en force à l’intérieur de sa bouche, puis fit claquer bruyamment
ses mâchoires pour les mettre en place. Paré de la digne apparence d’un orlok prêt à célébrer son triomphe, il descendit lentement le versant de la
colline où nous nous tenions. Dès que sa silhouette se fut évanouie dans le
nuage de poussière, nous nous engageâmes à sa suite. Je ne savais pas
exactement pourquoi nous le faisions, sauf à vouloir jouir intégralement de
notre étrange victoire. Celle-ci demeurait pourtant invisible, masquée derrière
un voile dense et suffocant. À peine fûmes-nous parvenus au pied de la colline
que j’avais perdu de vue mes compagnons. Je pus seulement entendre la voix
assourdie de Bayan, quelque part sur ma droite, dire à quelqu’un :
— Les troupes vont être bien déçues, en arrivant.
Plus rien à piller sur le champ de bataille !
L’énorme masse de poussière soulevée par les deux
avalanches avait, à l’instant de leur percussion, obscurci à nos regards la
vallée et son ultime dévastation. Je ne puis donc prétendre avoir vu l’annihilation
de quelque cent mille personnes. Pas plus que je n’avais entendu jaillir leurs
derniers cris ni craquer sinistrement leurs membres. Mais elles avaient à
présent disparu, elles et leurs chevaux, leurs armes, leurs biens personnels et
tout leur équipement. La vallée se trouvait comme redessinée, et les gens en
avaient été nettoyés, balayés, éradiqués, comme s’ils n’eussent pas été plus
gros ou plus dignes de vivre que les fourmis et autres scarabées qui arpentaient
naguère ce vieux sol.
Je me remémorai les os et les crânes blanchis que
j’avais trouvés gisant sur le sol du Pamir, vestiges de troupeaux et de
caravanes emportés par d’autres avalanches. Il n’en subsisterait pas même ces
traces, ici. Aucun de ces Bho de Ba-Tang auxquels nous avions épargné cette
marche – comme les jeunes Odcho et Ryang, par exemple – ne retrouverait jamais
sur ce sol, en venant se recueillir à l’endroit où avaient péri les siens, le
moindre reste d’un père ou d’un frère, et ne pourrait honorer leur souvenir en
faisant de leur crâne un bol dans lequel boire, un tambour à frapper. Peut-être
un paysan Yi, labourant un jour cette vallée, dans quelques siècles,
déterrerait du soc les fragments d’un des corps ensevelis le moins profond. Mais
d’ici là...
Je songeai que, de tous les hommes et de toutes les
femmes que j’avais vus courir avec horreur, se jeter à la rivière dans un geste
pathétique ou choir sur le sol frappés par la mort, seuls les derniers avaient
échappé au pire. Les autres avaient eu à endurer la terrible pensée de se
sentir écrasés comme de vulgaires insectes, ou celle, plus horrible encore, de
se voir ensevelis vivants. Peut-être certains, n’ayant pas été broyés,
étaient-ils encore en vie et se trouvaient-ils toujours, conscients,
piégés dans les profondeurs du sol, dans de petites poches d’air confiné
semblables à des tombes qui subsisteraient jusqu’à ce que l’irrésistible poids
de la terre, de la rocaille et des gravats finisse par les étouffer.
Il faudrait quelque temps à la vallée pour s’adapter à
sa topographie redessinée. Je pus du reste m’en rendre compte puisque, en
tâtonnant à l’aveuglette, toussant dans l’épais nuage de poussière sèche, je
sentis que j’étais en train de patauger dans une eau bourbeuse qui n’était pas
là l’instant d’avant. La rivière Jin-sha était en train de fouiller du museau,
cherchant à éprouver la solidité de la barrière qui s’était si brutalement
opposée à son cours, et elle s’ingéniait maintenant à s’élever sur les côtés
pour contourner ce qui avait naguère constitué ses rives. Il était évident
qu’en errant dans la pénombre je m’étais éloigné sur la gauche, en direction de
l’est. Peu désireux de m’embourber
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