Marco Polo
déroulait dans la vallée, mais le concert de
cris de guerre et le cliquetis métallique d’épées qui s’entrechoquent s’étaient
dissous. Les malheureux avaient enfin compris ce qui était en train de se
produire, ainsi sans doute que les troupeaux de chevaux, et tous avaient poussé
des hurlements déchirants. Dans l’état d’agitation qui était le mien, je ne pus
discerner clairement ce que chacun faisait. Je les perçus plutôt comme une
foule indistincte – telles les masses aux contours flous qui s’effondraient des
montagnes alentour –, des milliers d’êtres humains et de chevaux courant en
bande désordonnée. À la façon dont ils se déplaçaient, j’avais l’impression que
le sol de la vallée était en train de les faucher, les abattant pour les
relever et les souffler d’une extrémité à l’autre. Hormis ceux qui avaient péri
lors des combats, immobiles sur le sol, hommes et bêtes semblèrent d’abord,
tous en même temps, découvrir des yeux le cataclysme qui dégringolait les
pentes de l’ouest à leur rencontre et, en une seule vague, ils se mirent à fuir
dans la direction opposée, pour se rendre compte avec stupeur que la mort
déferlait aussi sur eux depuis l’est. Alors, d’un même élan, tous
refluèrent vers le centre de la vallée et sautèrent dans la rivière, comme pour
fuir un incendie de forêt, recherchant un hypothétique salut dans l’eau
fraîche. Deux ou trois douzaines d’individus (je ne pus clairement évaluer leur
nombre) se ruèrent vers les deux issues latérales de la vallée, mais la vitesse
des masses en mouvement était plus rapide que leur course, si folle et
désespérée fut-elle.
Elles les engloutirent sans pitié. Bien que les vagues
de brun et de vert qui cinglaient vers le sol fussent constituées d’arbres au
faîte de leur croissance et de rochers aussi gros que des maisons, elles
ressemblaient, de là où nous étions, à des cascades d’un gruau de tsampa sale
et grumeleux, déversé des deux côtés d’une gigantesque soupière, pour aller se
mêler dans le creux en une pâte indistincte, soulevant au fil de leur avance
une colonne de poussière pareille à la fumée montant d’un bouillon chaud.
Lorsque les éboulis atteignirent les contreforts inférieurs des montagnes, ils
se fondirent en une stupéfiante avalanche unique qui rugissait à travers la
vallée, dont les deux mâchoires se ruaient l’une vers l’autre. En arrivant au
centre, elles auraient dû ralentir leur course folle, mais je n’eus pas cette
impression. Lorsqu’elles s’entrechoquèrent dans un fracas de fin du monde, leur
taille et leur masse était celles d’un palais de trois étages. Au moment de
l’impact, j’eus à l’esprit l’image de deux impressionnants béliers des
montagnes que j’avais vus, à la saison des amours, se précipiter l’un sur
l’autre, télescopant les ramures de leurs têtes énormes avec une violence telle
que mes dents en avaient tremblé dans mes gencives.
Le bruit de tonnerre de ce baiser cosmique n’eut rien
d’un claquement de dents. Il fut lourd, envahissant, monstrueux. La rivière
Jin-sha traversait cette vallée dans sa partie orientale. Le colossal
glissement de terrain souleva son flot, le repoussant irrésistiblement devant
lui jusqu’à en obstruer l’écoulement, bloqué par un épais mur de vase. Aussi,
lorsque lès deux masses en déséquilibre entrèrent en contact, on entendit comme
une lourde claque mouillée qui donna l’impression que les avalanches se
cimentaient pour former un nouveau plancher surélevé qui la couvrirait
désormais jusqu’à la fin des temps.
À l’instant exact de la collision, le soleil déborda
du sommet des montagnes dans un ciel si poussiéreux que son disque en sembla
brouillé, comme décoloré. Il jaillit de façon si soudaine, avec cette teinte
cuivrée aux bords évanescents, qu’on eût cru voir une cymbale brandie au-dessus
du désastre pour faire résonner le coup final, magistral et solennel, destiné à
saluer l’ensevelissement de la vallée. De fait, tandis que les éboulis
résiduels continuaient de dévaler les pentes, le bruit s’évanouit bel et bien
peu à peu, dans un tremblement vibrant, comme la trace du fracas métallique
suspendu que laisse derrière elle la cymbale quand son écho se noie,
progressivement, dans le silence qui s’installe.
Dans le calme qui prévalut bientôt – encore troublé de
quelques culbutes de rochers
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