Marco Polo
folie.
Il pointait de l’épée l’un des corps allongés, un
guerrier Yi tailladé de multiples blessures et, à l’évidence, mort.
— Nous nous y sommes mis à trois pour en venir à
bout, et il a quand même réussi à tuer l’un des nôtres.
Il me montrait l’autre cadavre.
— Malédiction ! m’écriai-je, horrifié. C’est
Ukuruji qui est blessé ! Le jeune wang gisait là, le visage tordu
de douleur, les deux mains étroitement enserrées autour de son cou.
— Il semble étouffer ! hurlai-je, me
penchant pour lui dénouer les mains et examiner la blessure de sa gorge.
Mais lorsque je tirai sur ses doigts crispés, sa tête
se détacha avec eux. Elle avait été complètement tranchée du corps. Je grognai
dans un brusque sursaut de recul, glacé d’effroi. Puis, m’accroupissant à son
côté et le couvant d’un regard triste, je murmurai :
— C’est terrible. Ukuruji était un bon camarade.
— C’était un Mongol, lâcha l’un des officiers. À
part tuer, mourir est ce que nous faisons le mieux. Il n’y a pas de quoi
pleurer sur son sort.
— Certes non, concédai-je. Il voulait participer
à la conquête du Yunnan, il l’a fait.
— Il ne le gouvernera pas, hélas, poursuivit l’orlok. Mais notre victoire totale aura été sa dernière vision. Ce n’était pas un
si mauvais moment pour mourir.
— Considérez-vous que la province vous soit
acquise, désormais ?
— Oh, il y aura bien encore quelques vallées et
des villes à prendre. Tous nos ennemis n’ont pas été anéantis. Mais cette
cuisante défaite va ruiner le moral des Yi, et ils ne fourniront plus qu’une
résistance de principe. Oui, je peux l’affirmer de façon certaine, le Yunnan
est à nous. Ce qui signifie que nous porterons bientôt le fer aux portes de
l’empire Song et que celui-ci ne tardera pas non plus à tomber entre nos mains.
Tel est le message que vous rapporterez à Kubilaï.
— J’aurais préféré n’avoir pour lui que de bonnes
nouvelles... Cette histoire lui aura coûté un fils.
— Il en a beaucoup d’autres, trancha un officier.
Il pourrait même vous adopter, Ferenghi, après ce que vous venez
d’accomplir grâce à vos engins explosifs.
Nous nous détournâmes du corps d’Ukuruji pour
contempler le panorama. La poussière était retombée sur le site bouleversé tel
un suaire soyeux jauni par les ans. Les bords de la vallée, encore densément
boisés le matin même, n’avaient plus d’arbres et de buissons que sur leurs
blessures ouvertes : d’immenses ravines et des gorges de grossière terre
brune et de rocs fraîchement brisés. Les montagnes avaient conservé juste assez
de feuillage pour avoir l’air de dignes matrones récemment dépouillées et
violées, qui s’accrochaient âprement aux restes de leurs bijoux. Au bas de la
vallée, quelques survivants se frayaient un chemin dans les derniers lambeaux
du brouillard poussiéreux, à travers un mélange de décombres rocailleux, de
pierres, de branches d’arbres et de racines mises à nu. Apparemment, ils nous
avaient espionnés et avaient choisi de se rassembler dans cette zone dégagée au
bout de la vallée.
Ils continuèrent de cheminer en clopinant dans notre
direction tout le reste de la journée, arrivant seuls ou par petits groupes. La
plupart, je l’ai dit, étaient des Bho ou des Yi qui avaient survécu à la
dévastation sans savoir comment, certains estropiés ou blessés mais
quelques-uns indemnes. Presque tous les Yi, même ceux qui n’étaient pas
atteints, avaient perdu toute envie de se battre et nous approchaient avec la
résignation de prisonniers de guerre. Certains avaient bien fait mine de courir
vers nous d’un air farouche en faisant tournoyer leurs armes, mais ils étaient
tombés sur des guerriers mongols qui les avaient désarmés. Ces derniers étaient
les volontaires qui avaient joué de la musique en avant de la troupe factice et
fait partie de son arrière-garde. Placés aux extrémités de l’armée anéantie et
prévenus du danger imminent qui les menaçait, ils avaient eu le temps de fuir
avant l’arrivée des avalanches et, bien qu’ils ne fussent qu’une ou deux
douzaines, ils nous congratulaient avec enthousiasme pour l’intelligence de
notre stratagème, heureux de s’en être eux-mêmes tirés à si bon compte.
Mais ceux qui, à mon sens, méritaient sans conteste
les plus chaleureuses félicitations étaient les artificiers mongols. Ce furent
les
Weitere Kostenlose Bücher