Marco Polo
diverses directions. Bayan et moi suivîmes
d’abord le regard de l’un, puis celui d’un autre et d’un troisième. Là-bas,
très haut, une fissure dans la roche s’élargissait à vue d’œil. Un peu plus
loin, toujours en hauteur, deux énormes blocs rocheux, qui s’étaient trouvés
jusque-là côte à côte, commençaient à se séparer. En un troisième endroit, une
saillie de muraille semblable à une tour de garde s’effondrait, s’émiettant du
même coup en autant de pierres qui s’éparpillèrent dans une lenteur surréelle
et aquatique...
Si ces montagnes n’avaient encore jamais été ébranlées
par une avalanche, elles semblaient en avoir suspendu leur équilibre exprès pour mieux pouvoir s’y abandonner, désormais. Je suis sûr que trois ou quatre
boules logées de part et d’autre de la vallée auraient suffi à produire leur
effet, et nous en avions disposé six de chaque côté, qui toutes avaient rempli
leur office. Aussi, pour ténus qu’aient pu être les prémices du phénomène, sa
conclusion allait être spectaculaire. La meilleure description que je puis vous
en donner est la suivante : imaginez que ces rochers des hauteurs aient
été les arêtes de la colonne vertébrale de la montagne, et nos charges des
coups de marteau brisant ces os. Comme les soubassements rocheux entamaient
leur chute, la terre qui les recouvrait, fendue, commença à se disloquer de-ci
de-là, comme une peau arrachée d’un animal. À mesure que cette peau se
plissait, se déformait, les forêts déchiquetées en lambeaux s’en détachaient,
telle la fourrure du chameau en été, qui tombe par touffes disgracieuses.
Dès l’ébranlement des premiers blocs, nous sentîmes la
colline trembler, bien que nous fussions distants de plusieurs li des
pentes rocheuses les plus proches. Le creux de la vallée devait avoir commencé
lui aussi à frissonner, mais les deux partis aux prises ne semblaient pas en
avoir conscience ; ou, si c’était le cas, chaque homme, chaque femme de
cette mêlée avait dû croire qu’il ne s’agissait que de ses propres tremblements
de peur ou de rage. Je me souviens avoir pensé : c’est ainsi que nous
autres mortels mépriserons les premières secousses annonciatrices d’Armageddon,
lorsque nous poursuivrons nos tâches triviales alors même que Dieu aura lancé
l’inimaginable cataclysme destiné à mettre fin à toute vie en ce monde.
Un bon morceau de cette Terre était déjà en passe
d’être dévasté sous nos yeux. Les rochers délogés, roulant et glissant sur les
pentes, en entraînaient d’autres, arrachant au passage de vastes bandes de
terre. Cette masse d’humus et de roches mêlées rabotait les versants des
montagnes et leur végétation : des troncs d’arbres s’effondraient,
s’entrechoquaient et s’amoncelaient les uns sur les autres, se brisant en
éclats. Les montagnes, avec tout ce qui poussait dessus ou les composait
(cailloux, galets, rochers, mottes de terre, humus, morceaux de pelouse
froissés de la taille d’une prairie, arbres, buissons, fleurs, y compris
probablement les bêtes de la forêt surprises par la catastrophe), se mirent à tomber, précipitées vers le fond de la vallée en une douzaine de petites
avalanches. Le bruit qu’elles produisaient, jusque-là différé par la distance,
finit par atteindre nos oreilles. Ce fut d’abord un murmure qui se mua en un
grondement, lequel enfla en un rugissement qui eut bientôt l’intensité d’un
roulement de tonnerre, mais un tonnerre tel que je n’en avais jamais entendu...
pas même dans les instables hauteurs du Pamir où les sons, quoique puissants,
ne duraient que quelques minutes. Ce tonnerre continua à prendre de l’ampleur,
créant des échos monstrueux qu’il absorbait aussitôt pour les engloutir d’un
fracas encore bien supérieur, progressant vers un paroxysme qu’il semblait ne
jamais devoir atteindre. La colline sur laquelle nous nous trouvions
frissonnait à présent comme si elle eût été faite de gélatine (le bruit seul,
je crois, aurait suffi à la faire frémir), et nous avions du mal à nous tenir
sur nos pieds tandis que les arbres autour de nous, si secoués qu’ils en
perdaient leurs feuilles, faisaient fuir les oiseaux terrorisés dans toutes les
directions, piaillant, glapissant de terreur... L’air lui-même semblait s’être
mis à trembler.
Le roulement de ces avalanches aurait suffi à couvrir
le bruit de la bataille qui se
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