Marco Polo
Sire ? m’enquis-je, fort marri de m’être adressé à lui. Et quel
montant estimeriez-vous... respectable ?
Il répliqua, pince-sans-rire :
— Je te suggère d’aller les compter quand tu y
seras. Quant au montant, sois tranquille ; s’il ne me convient pas, je ne
serai pas long à te le faire savoir. À présent, ne reste pas à me regarder avec
ces yeux de merlan frit. Tu voulais une mission ? Tu en as une. Dès que tu
seras prêt, tous les documents nécessaires seront mis à ta disposition.
Je partis pour Manzi avec autant d’enthousiasme que
j’en avais eu en allant au Yunnan. Je ne pouvais savoir que j’allais y vivre
les années les plus heureuses et les plus gratifiantes de ma vie. Là-bas, comme
je l’avais fait au Yunnan, non seulement je réussirais ma besogne et
récolterais une fois de plus les applaudissements du khan Kubilaï, mais j’y
amasserais une fortune tout à fait légitime, acquise en mon nom propre, par mes
soins personnels, et non sous l’égide de la Compagnie Polo, et l’on me
confierait d’autres missions dont je parviendrais à m’acquitter de la même
façon. Mais là où j’écris « je », il faudrait lire « Hui-sheng
et moi », car la silencieuse Écho était désormais devenue à la fois ma
compagne de voyage, ma sage conseillère et ma loyale camarade. Sans elle à mes
côtés, jamais je n’aurais pu accomplir ce que je fis durant ces années.
Selon ce qu’affirme la sainte Bible, le Seigneur
décida un jour : « Il n’est pas bon pour l’homme de demeurer
seul ; offrons-lui une aide semblable à lui. » Cependant – et je n’ai
jamais cessé d’en remercier Dieu –, Adam et Eve ne furent pour autant jamais
véritablement semblables, et Hui-sheng et moi étions physiquement bien
différents. Outre l’aide qu’elle devait m’apporter, j’estime même qu’elle
m’était à maints égards nettement supérieure : de par le calme de son
tempérament, la tendresse qu’elle avait dans le cœur et par-dessus tout sa
sagesse, qualité plus profonde encore que l’intelligence.
Même si elle était restée mon esclave, dédiée à mon
service exclusif, ou si elle était devenue ma concubine, ne s’occupant que de
me satisfaire, Hui-sheng eût déjà été un gain considérable dans ma vie, venu
l’enjoliver et en faire un délice. Elle était jolie à regarder, savoureuse à
aimer, et sa bonne humeur pétillante emplissait l’air de joie. Aussi incroyable
que cela puisse paraître, même sa conversation était un enchantement.
Comme me l’avait un jour fait remarquer le prince Chingkim, l’on n’apprend
jamais mieux une langue que sur l’oreiller, et cela valait tout autant pour le
langage des signes et des gestes. Nul doute que notre complicité amoureuse nous
a permis d’évoluer plus vite dans l’apprentissage de notre langage, en
accélérant d’autant l’aisance. Dès que nous fûmes devenus adeptes de ce mode de
communication, je découvris la richesse des propos de Hui-sheng, mais aussi son
bon sens, sa fine appréciation des nuances et son côté éminemment spirituel et
enjoué. Tout bien considéré, Hui-sheng était trop brillante et trop douée pour
se voir reléguée aux conditions subalternes que l’on réserve en général aux
femmes, et dont beaucoup se satisfont, comme s’y sentant plus utiles.
Le fait de ne point percevoir les sons avait affiné
ses autres sens au plus haut degré. Elle parvenait à voir, à sentir, ou à sa
façon à percevoir des choses que jamais je n’aurais même remarquées et me
les faisait découvrir, élargissant comme jamais auparavant le champ de ma
perception du monde. Pour n’en donner qu’un exemple, il lui arrivait, au cours
de nos promenades, de me fausser soudain compagnie pour foncer sur ce qui ne
m’apparaissait, au loin, que comme un massif de mauvaises herbes. Elle s’agenouillait
et y prélevait avec précaution une plante apparemment semblable aux autres.
Mais dès qu’elle me l’avait apportée, je découvrais qu’il s’agissait du bulbe
d’une fleur pas encore éclose ; l’ayant replanté, elle en prendrait soin
jusqu’à ce que la fleur s’épanouisse, nous dévoilant son entière splendeur.
Une fois, alors que nous en étions encore au stade de
l’élaboration de notre langage, nous passions paisiblement notre après-midi
dans l’un de ces pavillons de jardin où l’Ingénieur de la Cour avait si
miraculeusement amené l’eau à chanter dans des
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