Marco Polo
flûtes de terre cuite logées
sous les toits. Sous le coup d’une inspiration maladroite, je me mis en tête de
faire comprendre à Hui-sheng le fonctionnement de ces petits instruments (bien
que persuadé qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce que la musique pouvait être), et je soulignai d’un mouvement des mains la mélodie de ce murmure
gazouillant. Lorsqu’elle hocha la tête d’un air radieux, je soupçonnai qu’elle
faisait semblant d’avoir compris juste pour me faire plaisir. Mais alors, elle
saisit l’une de mes mains et l’appuya contre l’un des piliers sculptés de la
charpente. La tenant ainsi pressée, elle me fit signe d’être très, très attentif.
Perplexe en même temps qu’amusé, je me concentrai et, au bout d’un moment, je
m’aperçus non sans émerveillement que je parvenais à sentir l’infime, la très
diffuse vibration du ruissellement de l’eau, laquelle, coulant de la
flûte située au-dessus de nous dans le bois des piliers, le faisait doucement
frémir sous mes doigts. Ma silencieuse Écho m’avait ainsi aidé à percevoir,
pour de bon, un écho dans le silence. Elle était donc parfaitement en mesure de
jouir du rythme de cette musique inaudible et peut-être même de l’entendre mieux
que moi, tant ses mains et sa peau étaient délicates.
Ces capacités extraordinaires allaient être pour moi
d’une valeur inestimable au cours de mes pérégrinations et de mon travail,
aussi bien que dans mes relations avec autrui. Ce fut tout particulièrement le
cas à Manzi, où ma qualité d’émissaire de la puissance conquérante me fit
évidemment considérer avec hostilité par les vindicatifs seigneurs déchus, les
marchands avides et les larbins récalcitrants auxquels j’eus rapidement
affaire. Car la finesse de perception de Hui-sheng ne se limitait pas au
repérage d’une fleur invisible parmi d’autres ; elle était capable de
percer à jour les intentions, les pensées et les sentiments cachés de n’importe
qui. Elle pouvait ensuite me les communiquer en privé, ou même me les faire
connaître durant ma conversation avec la personne en question, ce qui me
procura en de multiples occasions un véritable avantage. Le plus souvent, sa
présence à mes côtés constituait déjà un atout. Les hommes de Manzi, nobles ou
d’extraction commune, ne concevaient pas qu’une femme assistât à une conférence
entre hommes. Si Hui-sheng avait été volubile, comme la plupart des autres, ils
m’auraient dédaigné et battu froid, comme on le ferait d’un barbare grossier ou
d’un chapon que sa femme mène par le bout du nez. Mais il émanait d’elle un tel
charme que toute assemblée ne pouvait éprouver à son égard que de
l’émerveillement. Les hommes faisaient montre envers elle d’une courtoisie
excessive, s’ingéniant à employer un langage chevaleresque et se comportant
comme s’ils quêtaient son admiration. Souvent, c’est un fait, ils acceptèrent
mes exigences, accédèrent à mes instructions ou me firent les meilleures
conditions lors d’un marché uniquement pour recueillir de Hui-sheng un regard
d’approbation.
Elle était ma compagne de voyage et avait adopté à
cette fin un costume qui lui permettait de monter à cheval comme les hommes, et
non en amazone. Elle chevauchait donc à mes côtés. C’était une partenaire aux
multiples ressources, ma loyale confidente en toutes circonstances, et bien
qu’elle n’en portât pas le titre, elle était en tout point ma femme. J’étais
prêt, pour ma part, à « briser l’assiette » avec elle. C’est
l’expression des Mongols pour désigner le mariage, car cette cérémonie,
conduite par un prêtre chaman, culmine par la tradition consistant à faire
exploser une fine pièce de porcelaine. Mais Hui-sheng, par un trait qui
contribuait également à la distinguer des femmes ordinaires, n’attachait pas la
moindre importance à tout ce qui s’apparentait à la tradition, la formalité, la
superstition ou le rituel. Nous nous satisfaisions, elle et moi, des vœux que
nous avions bien voulu échanger en privé. Cela nous suffisait, et elle n’était
que trop heureuse d’échapper ainsi aux fanfares qui saluaient une exhibition
trompeuse.
Lorsque nous abordâmes une fois le sujet ensemble,
Kubilaï m’enjoignit du reste de ne jamais franchir le pas.
— Tant que tu n’auras pas pris une première
épouse, tout homme avec lequel tu t’entretiendras, que ce soit pour une
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