Marco Polo
bonne santé, il aurait fort bien pu passer pour le cordial et
fanfaron oncle Matteo de naguère, n’eût été ce regard vide et cette litanie de
la vertu qu’il ne cessait de reprendre, d’une voix qui rappelait le meuglement
de la vache :
La virtù è un
cavedàl che sempre è rico,
Che no pâtisse
mai rùzene o tarlo...
Je le contemplais d’un air morose et me sentais
vraiment déprimé désormais, lorsqu’un visiteur inattendu arriva, enfin de
retour de sa dernière expédition marchande à travers le pays. Jamais, même lors
de sa toute première apparition à Venise, je ne m’étais senti plus heureux de
revoir mon vieux paternel, le discret, doux et affable Nicolò Polo.
Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre et nous
donnâmes l’accolade vénitienne, puis restâmes côte à côte tandis qu’il
regardait tristement ce qu’était devenu son frère. Il avait, çà et là, sur les
routes, entendu parler dans leurs grandes lignes de tous les événements qui
s’étaient produits durant son voyage : la fin de la guerre du Yunnan, la
reddition des Song, la mort d’Ahmad et celle de maître Ping, le suicide de son
ancien esclave Narine, la malheureuse indisposition du Ferenghi Polo,
son frère. Je lui contai quant à moi les faits que j’étais seul à connaître. Je
ne tus que les détails les plus vils, et, quand j’en eus fini, son regard se
posa sur Matteo, et il secoua la tête dans un mélange de regret, de reproche et
d’affection mêlés, tout en murmurant : « Tato, tato. .. »,
manière tendre de lui dire : « Mon frère, mon petit frère... »
— ... Belo anca déforme, mugit Matteo en guise de réponse, enchaînant aussitôt : « Vivo
anca sepolto... »
Nicolò Polo secoua une nouvelle fois la tête, lugubre
et atterré. Mais juste après, il se tourna vers moi et fit claquer sa main
rassurante sur mes épaules affaissées tout en carrant les siennes avec
fatalisme ; alors, pour la première fois peut-être, je fus heureux
d’entendre sortir de sa bouche l’un des dictons d’encouragement dont il avait
le secret :
— Ah, Marco, sto mondo xefato tondo.
Ce qui signifie que, quoi qu’il arrive, bonheurs ou
malheurs, motifs de réjouissance ou de lamentation, « cette Terre, elle,
sera toujours ronde ».
MANZI
26
La tempête du scandale finit par s’apaiser. La cour de
Khanbalik, tel un bateau ayant dangereusement pris de la bande, retrouva
progressivement son équilibre et se cala sur sa quille. Pour autant que je
l’aie su, jamais Kubilaï ne chercha à interroger son cousin Kaidu sur le rôle
qu’il avait tenu dans l’outrageante affaire. Kaidu demeurait en poste assez
loin vers l’ouest, tout danger d’intervention de sa part était éloigné, et le
khakhan se contenta de le laisser en place, préférant concentrer son énergie à
balayer devant sa porte. Il commença judicieusement par répartir entre trois
personnes la charge qui avait jusqu’alors incombé au seul Ahmad. Aux
responsabilités de wang de la capitale dédiées à son fils Chingkim, il
ajouta celles de vice-régent lorsqu’il aurait à s’absenter. Mon vieux compagnon
de bataille Bayan fut promu à la fonction de Premier ministre, mais celui-ci
ayant exprimé le vœu de rester sur le terrain en tant qu’orlok actif,
cette charge échut également à Chingkim. Quant au poste de ministre des
Finances, Kubilaï ayant une haute opinion de l’habileté des musulmans en la
matière et du fait que ce ministère gérait aussi l’ortaq musulman des
marchands, il eût sans doute aimé remplacer l’Arabe par un autre, ou, à défaut,
par un Persan, un Turc ou un Byzantin. Mais l’estimation et la vente du
patrimoine personnel de feu Ahmad mirent au jour des révélations qui achevèrent
de dégrader à jamais l’opinion de Kubilaï au sujet des dignes serviteurs
d’Allah. Il était d’usage à Kithai, tout comme à Venise et ailleurs, que l’on
confisquât au profit de l’État les biens des traîtres. Or, les possessions
d’Ahmad témoignaient d’une accumulation largement exagérée qui provenait de
détournements frauduleux accomplis dans l’exercice de sa tâche au service du
khan. Ces extorsions confinaient vraiment à l’escroquerie. Quelques-uns de ses
objets personnels, cependant, comme sa collection de tableaux intimes, ne
furent jamais révélés au public.
L’irréfutable évidence de la longue et grave duplicité
d’Ahmad
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