Marco Polo
de
suite ; mais, par chance, cette probabilité reste rare. Il n’est arrivé
qu’une fois, durant toute ma carrière, que le même élément du corps revienne
trois fois de suite. Pas banal, ce cas-là. Et mémorable. J’ai plus tard demandé
au mathématicien Lin-ngan de me calculer la probabilité de l’hypothèse en
question : si je me souviens bien, elle n’avait qu’une chance sur trois
millions de se produire. C’était il y a des années. Son sein gauche...
L’évocation de ces temps passés sembla le plonger dans
une béatitude contemplative. Au bout d’un instant, il revint brusquement à
nous.
— Vous commencez peut-être à percevoir la
dextérité que requiert l’art de la Caresse. Tout cela ne se réduit pas à un
simple va-et-vient, à un tirage de papier suivi d’une mutilation. Non, je
procède sans me presser, afin que le sujet ait tout loisir d’apprécier chaque
douleur, l’une après l’autre. J’alterne d’ailleurs continuellement. Ici, une
incision, là, un perçage, puis une abrasion, après cela une brûlure, un
broyage... Les blessures doivent aussi varier en intensité, afin que le sujet
ne ressente pas qu’une seule insoutenable agonie, mais une multitude de petites
douleurs qu’il puisse clairement distinguer et surtout localiser. Ici,
une molaire supérieure arrachée lentement et un clou enfoncé à la place,
jusqu’à l’os du sinus. Là, une rupture et une mise en morceaux de
l’articulation du coude, grâce à un ingénieux étau de mon invention. Plus tard,
une sonde chauffée au rouge enfilée dans le méat urinaire de son diamant rouge
à lui, ou délicatement et de façon répétée appliquée sur le petit bulbe situé à
l’extrémité de son organe à elle. Entre deux, pourquoi pas, la peau de
la poitrine d’abord écorchée, puis laissée pendante comme un tablier.
J’avalai ma salive et demandai :
— Combien de temps cela dure-t-il, maître
Ping ?
Il eut un haussement d’épaules dédaigneux.
— Jusqu’à ce que le sujet rende l’âme. Après
tout, il s’agit bien de la Mort des Mille. Mais nul n’est jamais mort
directement de la manipulation que je lui fais subir, si vous voyez ce que je
veux dire. Car là réside mon art suprême : la prolongation de cette
agonie, que je porte à son degré le plus insoutenable. En d’autres termes, personne
n’a jamais péri du choc de la douleur reçue. J’avoue être surpris moi-même,
parfois, de la dose de souffrance qui peut être endurée et du temps qu’on
parvient à la supporter. Il faut aussi le préciser, j’ai été médecin avant de
devenir Caresseur, aussi j’excelle à éviter d’infliger une blessure mortelle.
Je sais empêcher la mort par hémorragie, tout comme celle consécutive à un choc
trop violent sur l’organisme. Mes Épongeurs savent étancher les flots de sang,
et si je suis contraint de crever dès le début de la Caresse un organe délicat
comme la vessie, mes Rassembleurs sont assez compétents pour replacer sans
délai la bonde lorsque j’ai dû l’ôter.
— En d’autres termes, fis-je (je singeais ses
propres mots), combien de temps faut-il au sujet pour périr de ces
attentions ?
— Tout est une question de chance. Cela dépend
des papiers qui me tombent sous la main et de l’ordre dans lequel ils arrivent.
Croyez-vous en un dieu quelconque, Signou’ Ma’co ? On pourrait
présumer qu’il régule cette chance suivant l’importance du crime commis et la
légitimité du châtiment mérité. La chance, ou Dieu, peut à tout moment guider
ma main vers l’un des quatre papiers dont je vous ai parlé tout à l’heure.
Il braqua ses fines paupières sur moi.
J’annonçai :
— Je crois que j’ai compris. Il doit y avoir
quatre parties du corps si sensibles que toute blessure qui leur serait
infligée précipiterait la mort du sujet. Il échappe ainsi à la mort lente qui
lui était promise.
— Bravo ! s’exclama-t-il. « La teinture
indigo est plus bleue que la plante. » Si vous préférez :
« L’élève dépasse le maître. » (Il me sourit finement.) Vous êtes un
étudiant doué, Signou’ Ma’co. Vous feriez vous-même un bon...
Je m’attendais à ce qu’il termine par
« Caresseur », bien sûr. Je fus paradoxalement soulagé lorsqu’il
acheva par « ... un très bon sujet, parce que vos appréhensions et vos
perceptions seraient sublimées par votre connaissance de la Caresse. Oui, il
existe quatre endroits
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