Marco Polo
qu’il se sente bien, debout
entre deux poteaux, afin que je puisse aisément intervenir sur n’importe quelle
partie de son corps, que ce soit devant, derrière ou sur le côté, selon le cas.
Ma tâche peut concerner trois cent trente-six parties distinctes,
scrupuleusement répertoriées sur les papiers pliés. Chacune d’entre elles
requiert, évidemment, l’utilisation d’instruments spécifiques. Suivant qu’il
s’agit d’opérer sur de la chair, un tendon, un muscle ou une membrane, les
accessoires utilisés sont des couteaux de telle ou telle forme, des poinçons,
des aiguilles, des pinces, des racloirs... Mes outils sont toujours
soigneusement aiguisés et polis, et dès que mes assistants – les Epongeurs de
Fluides, ainsi que les Rassembleurs de Morceaux – sont prêts à entrer en
action, je commence par m’adonner à mes méditations rituelles. Ce faisant, je
me mets à l’écoute non seulement des peurs du sujet, lesquelles sont en général
bien visibles, mais aussi de ses appréhensions inavouées, de ses craintes les
plus enfouies. Tout l’art du Caresseur réside dans sa capacité à se mettre à
l’unisson de ce que peut ressentir son sujet. La légende veut d’ailleurs que le
plus expert des Caresseurs qui a jamais existé ait été, il y a fort longtemps,
une femme. Elle était capable d’entrer dans une telle empathie avec son
sujet qu’elle criait, geignait et pleurait en même temps que lui, jusqu’à
implorer la pitié à la même seconde.
— Justement, à propos de femmes..., intervint
Narine.
Durant tout ce temps, il était resté blotti derrière
moi, presque invisible. Mais tout à coup, sa curiosité lubrique avait dû
reprendre le dessus et lui faire oublier sa couardise. Il s’adressa au prince
en farsi :
— Les femmes diffèrent des hommes à maints
égards, prince Chingkim. Je veux dire... par certaines parties de leur corps,
vous voyez ? Comment le Caresseur s’y prend-il pour tenir compte de ces
particularités ?
Le Caresseur recula d’un pas, épouvanté, et
bégaya :
— Qui... Quelle
est donc cette... chose ?
Il avait l’air d’éprouver une souveraine répulsion,
comme s’il venait de piétiner un étron sur la voie publique et que celui-ci
avait eu la soudaine effronterie de protester à voix haute.
— Pardonnez l’impertinence de cet esclave, maître
Ping, enchaîna Chingkim sans sourciller. Cette question m’était également venue
à l’esprit.
Il la traduisit donc en mongol. Le bourreau émit de
nouveau un de ses reniflements pleins de suffisance et précisa avec toute sa
morgue :
— Les différences entre mâles et femelles, pour
ce qui est de la pratique de la Caresse, ne sont jamais que superficielles. Si
le papier plié indique « joyau rouge », il désigne l’organe génital
situé sur l’avant du corps, qui est simplement protubérant chez l’homme et
minuscule chez la femme. S’il stipule « glande de jade » droite ou
gauche, il signifie le testicule ou l’ovaire. S’il annonce « vallée
profonde », il s’agit pour une femme de l’utérus et pour l’homme de son
amande interne, généralement appelée le troisième testicule.
Narine, en laissant fuser un involontaire
« ooh ! » de douleur, s’attira le regard outré du Caresseur.
— Bien ! Maintenant, pourrais-je continuer ?
Aussitôt ma méditation achevée, je prélève un des papiers dans le panier, au
hasard, et le déplie. Il m’indique quelle sera la première partie du corps
destinée à la Caresse. Supposons qu’il s’agisse du petit doigt gauche. Vais-je
marcher droit sur mon sujet, comme le ferait un boucher, et lui scier le petit
doigt gauche ? Non, évidemment. En effet, que ferais-je si, d’aventure, le
papier suivant venait à nommer la même partie du corps ? Je vais donc me
contenter, la première fois, d’enfoncer profondément une aiguille sous l’ongle
de ce petit doigt. La seconde fois, je l’éplucherai, par exemple, sur toute sa
longueur, jusqu’à l’os. Ce n’est qu’à la troisième et dernière occurrence, si
elle survenait, que je sectionnerais le doigt. En règle générale, bien sûr, le
deuxième papier que je tire me dirige vers une partie différente du
sujet : une autre extrémité, ou le nez, la glande de jade, que sais-je.
Cela posé, compte tenu de la triple désignation et du hasard total du choix, il
se peut qu’occasionnellement la même partie du corps soit citée deux fois
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