Marco Polo
avec
Chingkim, pour avoir osé intervenir dans les affaires du Caresseur. Arrivé sur
place, je fus d’abord introduit avec force salutations dans une succession de
pièces luxueuses par un cortège de serviteurs, de secrétaires, de gardes armés
et de jolies femmes, avant de parvenir au salon privé du khakhan. Là, je
m’inclinai dans un profond ko-tou, fus invité à me relever et à
m’asseoir, puis me vis offrir un choix de boissons sur un plateau garni de
nombreuses carafes. J’optai pour un gobelet de vin de riz. Le khakhan lança
l’entretien sur un ton affable :
— Alors, comment avancent vos leçons de langue,
jeune Polo ?
Je tentai de ne pas rougir et murmurai
simplement :
— J’ai appris un grand nombre de mots nouveaux,
Sire, mais pas de ceux que j’emploierais en votre auguste présence.
— Ah bon ? intervint Chingkim, très
pince-sans-rire. Je ne pensais vraiment pas, Marco, qu’il existât des mots que
tu ne puisses prononcer en certains lieux.
Cette saillie eut le don d’égayer Kubilaï.
— J’ai beau essayer d’aborder certains sujets par
la bande, comme savent si bien le faire nos amis Han, il n’y a rien à faire, ma
rudesse mongole reprend toujours le dessus.
— J’ai déjà pris une résolution, Sire. Celle de
tourner dorénavant sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler et de
veiller à garder la mesure dans l’expression de mes opinions.
Il réfléchit un instant à ce que je venais de
déclarer.
— Certes, être un peu plus respectueux et
circonspect dans le choix de vos mots ne vous fera aucun mal. Mais j’aurai
aussi besoin de votre opinion. C’est pour cette raison que j’ai tenu à ce que
vous acquériez une bonne aisance dans la pratique de notre langue. Tenez,
Marco, regardez là-bas.
Il me montrait un objet situé au centre de la pièce.
C’était une urne de bronze géante, de quelque deux mètres cinquante de haut sur
un mètre vingt de large. Elle était richement sculptée, et, sur sa
circonférence, étaient accrochés huit souples et élégants dragons de bronze, la
queue recourbée vers le haut de l’urne, la tête tournée vers la base. Chacun
tenait dans sa gueule hérissée de dents une perle dont la taille n’avait
d’égale que la perfection. Tout autour du piédestal de l’urne, huit crapauds du
même métal leur faisaient face, la bouche béante, comme s’ils n’attendaient que
l’occasion de gober la perle située au-dessus d’eux.
— C’est une œuvre d’art impressionnante, Sire.
Mais je n’ai aucune idée de sa fonction.
— C’est un détecteur de séismes.
— Pardon ?
— Il arrive que la terre de Kithai soit ébranlée
de secousses sismiques. Quand l’une d’elles se produit, cet engin m’en informe.
Il a été conçu et réalisé par l’Orfèvre de la Cour, un homme fort ingénieux qui
est le seul à en comprendre le fonctionnement. Toujours est-il qu’au moindre
tremblement de terre, fut-il éloigné de Khanbalik que personne ne pourrait le
ressentir, les mâchoires de l’un des dragons s’ouvrent et lâchent la perle dans
la gueule du crapaud situé en dessous. Toutes les autres vibrations restent
sans effet sur la machine. J’ai eu beau sauter à pieds joints, danser et
caracoler autour de cette urne – et je ne suis pourtant pas un papillon –, elle
m’ignore !
Je me figurai le majestueux grand khan de tous les
khans faisant des bonds autour de la pièce comme un enfant surexcité, sa riche
robe ondulant, sa barbe agitée de tressautements désordonnés, le casque porté
en guise de couronne perché de guingois sur sa tête, et probablement tous ses
ministres les yeux exorbités à ce spectacle. Mais, fidèle à ma résolution, je
ne laissai point filtrer le moindre sourire. Il poursuivit :
— Suivant la perle qui tombe, je peux déterminer
dans quelle direction la secousse s’est produite. Je ne puis savoir à quelle
distance elle a eu lieu, ni quel a été son impact, mais je peux y envoyer au
galop une troupe de mes soldats afin qu’ils me rapportent un compte rendu
précis des dommages qu’elle a pu engendrer.
— C’est une invention miraculeuse, Sire.
— Oui, j’aimerais que mes informateurs humains
soient aussi succincts et fiables quand ils me relatent les événements qui se
produisent dans mes domaines. Vous avez pu voir à quel point ces deux espions
Han, la nuit du banquet, se gargarisaient de chiffres, de détails et de
classifications, pour en
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