Marco Polo
fonctionnaire civil et vous allez être
civil ! Je suis votre prince, et vous avez négligé de façon arrogante de
me saluer du ko-tou ! Faites-le à l’instant même !
Le Caresseur Ping eut un tressaillement de recul,
comme si nous l’avions bombardé d’une soudaine volée de ses charbons ardents.
Il se laissa choir dans une immédiate obéissance, pour prodiguer un docile ko-tou. Les employés présents dans la salle contemplèrent, avec une stupeur
incrédule, ce qui avait tout l’air d’être un événement sans précédent. Chingkim
toisa un long moment l’homme prosterné avant de lui intimer l’ordre de se
relever. Dès que Ping eut ainsi fait, il adopta une attitude empreinte de
conciliation et de sollicitude, comme savent si bien le faire les employés
lorsque quelqu’un a eu la témérité de leur aboyer dessus. Soudain devenu aussi
servile que flagorneur, il se déclara disposé à exaucer avec ferveur le moindre
vœu du prince.
Chingkim bougonna d’un ton renfrogné :
— Expliquez simplement au seigneur Marco la façon
dont vous administrez la Mort des Mille.
— Mais avec plaisir, assura le Caresseur.
Il se retourna vers moi avec le même sourire patelin
qu’il avait arboré face à Chingkim, m’entreprit de la même voix onctueuse, mais
ses yeux posés sur moi étaient aussi froids et malveillants que ceux d’un
serpent.
— Seigneur Marco..., commença-t-il. (Il prononça
en fait Signou’ Ma’co, comme le font tous les Han, mais je m’étais
tellement habitué à les entendre avaler les r que je m’abstiendrai
désormais de toute remarque à ce sujet.)
— Seigneur Marco, on l’appelle la Mort des Mille
car elle nécessite un millier de petits morceaux de papier de soie, pliés et
mélangés dans un panier. Chacun d’eux porte un mot ou deux, jamais plus de
trois, qui désignent telle ou telle partie du corps. Le nombril, le coude
gauche, la lèvre supérieure, l’orteil médian droit, et ainsi de suite. Bien
sûr, le corps ne comporte pas un millier de parties susceptibles de devenir
sensibles à la douleur, comme le petit doigt, ou qui commandent une fonction
vitale, comme le rein. Pour être précis, le décompte traditionnel du Caresseur
n’a en fait répertorié que trois cent trente-six zones de ce type. Les papiers
sont donc presque tous écrits en triple : en tout cas trois cent
trente-deux d’entre eux le sont, ce qui donne un total de neuf cent
quatre-vingt-seize papiers. Vous m’avez bien suivi, Signou’ Ma’co ?
— Oui, maître Ping.
— Alors, vous avez remarqué que quatre parties du
corps, au lieu d’être écrites trois fois, le sont sur un seul papier. Je vous
expliquerai pourquoi après, si vous ne l’avez pas deviné. Nous en sommes donc à
mille, tout juste. Bien ! Chaque fois qu’un homme ou une femme est
condamné à la Mort des Mille, avant que je commence à me pencher sur son cas,
je fais remuer le tas dans le panier par mes assistants, afin que tous les
papiers soient bien mélangés. Je le fais pour éviter autant que possible au
sujet la répétition immédiate du même supplice, ce qui serait, vous le
comprendrez, déplaisant pour lui, mais aussi ennuyeux pour moi.
Sa façon minutieuse de compter, le détachement avec
lequel il persistait à appeler sa victime le « sujet », ainsi que la
condescendance avec laquelle il me détaillait l’opération, tout suait en lui
l’employé de la façon la plus exaspérante. Mais je n’étais pas assez fou pour
le lui faire remarquer. Je me contentai de noter avec respect :
— Excusez-moi, maître Ping. Mais tout cela...
toutes ces écritures sur des papiers pliés qu’on remue... en quoi cela a-t-il
rapport avec la mort ?
— La mort ? Mais qui vous parle de
mort ? lâcha-t-il sèchement, comme si ce que je venais de dire était
complètement hors sujet. Nous parlons uniquement, ici, d’extinction
progressive de la vie !
Lançant un regard sournois vers Chingkim, il ajouta :
— N’importe quel soudard, le premier barbare venu
est capable de tuer. Mais dès qu’il s’agit de mener avec art un sujet sur le
chemin de l’extinction progressive de la vie, alors là... là, entre en jeu
toute la science du Caresseur !
— Je vois, fis-je, nerveux. Continuez, je vous
prie.
— Après s’être vidé... j’entends par là
entièrement soulagé, afin d’éviter d’inconvenants incidents, le sujet est
solidement lié, sans excès toutefois, car il faut
Weitere Kostenlose Bücher