Marco Polo
M’adressant soudain à Chingkim, je lui confiai :
— Vous le savez depuis que je vous l’ai expliqué,
Chingkim, Donduk et moi n’étions pas des amis intimes. De toute façon, il est
déjà mort. Mais Ussu... je l’aimais bien, lui. Comme ce sont mes mots
inconsidérés qui l’ont conduit dans ces souterrains et qu’il est encore
vivant... ne serait-il pas possible adoucir son châtiment ?
— Tout traître doit en passer par la Mort des
Mille, il ne peut s’y dérober, répliqua Chingkim, intraitable. Malgré tout,
ajouta-t-il d’un ton plus suave, il subsiste un moyen d’améliorer son sort.
— Et vous le connaissez, bien sûr, mon
prince ! lança le Caresseur avec un petit sourire narquois dans un farsi
parfait (ce qui me fit dresser les cheveux sur la tête). Bien... si vous êtes
déjà au fait de la procédure à suivre, sachez que c’est mon chef des employés
qui s’occupe de ces transactions. Vous voudrez bien m’excuser, à présent,
prince Chingkim, seigneur Marco...
Il se dirigea à petits pas vers la porte bardée de
fer, ordonnant simplement du geste à son subalterne de nous prendre en charge.
— Que va-t-il se passer ? demandai-je à
Chingkim.
— Un pot-de-vin peut, dans cette situation, être
glissé de temps à autre, grogna-t-il. Bien que cela ne me soit encore jamais
arrivé, à moi ! ajouta-t-il avec dégoût. Ce sont en général les proches du
sujet qui s’en chargent. Ils doivent souvent se ruiner, compromettant ainsi
tout le reste de leur vie rien que pour rassembler le montant du
dessous-de-table. Maître Ping est sans doute l’un des dignitaires les plus
riches de Khanbalik. J’espère que la folie que je commets ici ne remontera
jamais jusqu’aux oreilles de mon père ; il n’éprouverait à mon égard que
mépris. Quant à toi, Marco, suis mon conseil, évite à l’avenir de recourir à ce
genre de faveur.
Le chef des employés approcha d’un pas nonchalant et
leva sur nous un regard interrogatif. Chingkim plongea la main dans une bourse
pendue à sa ceinture et énonça, à la mode alambiquée des Han :
— Pour le sujet Ussu, je paie pour peser sur le
plateau de la balance, afin que remontent les quatre papiers.
Il glissa les pièces d’or dans la main du responsable,
discrètement tendue en forme de coupe.
— Qu’est-ce que cela signifie, Chingkim ?
— Que les quatre papiers désignant les parties
vitales vont être disposés sur le haut du panier, où la main du Caresseur aura
des chances de les piocher plus tôt. Filons sans délai, maintenant.
— Mais comment... ?
— C’est la seule chose qui puisse être
faite, grinça-t-il. À présent, viens, Marco !
Narine m’entraînait lui aussi par la manche, mais
j’insistai :
— Comment pouvons-nous être assurés qu’il en sera
fait ainsi ? Pouvons-nous croire que le Caresseur va relire d’abord un à
un tous les papiers, qui sont identiques, afin de pouvoir...
— Non, seigneur, intervint le clerc, abandonnant
pour la première fois sa rigidité coutumière et s’adressant presque aimablement
à moi en mongol. Tous les autres des mille papiers sont de couleur rouge, qui
est chez les Han le symbole de la bonne fortune. Seuls ces quatre papiers sont
pourpres, qui est la couleur han du deuil. Le Caresseur sait donc toujours où
ils se trouvent.
4
Durant les quelques jours qui suivirent, on me laissa
tranquille. J’en profitai pour déballer mes bagages et m’installer dans mes
nouveaux quartiers avec l’aide de Narine, car j’avais laissé l’esclave étendre
sa paillasse dans l’une de mes plus confortables penderies, ainsi qu’à faire
plus ample connaissance avec les jumelles Biliktu et Buyantu. Je me
familiarisai d’abord avec le dédale des couloirs qui sillonnaient le bâtiment
central du palais, puis avec ses abords immédiats, c’est-à-dire tous les autres
édifices, les cours et les jardins qui formaient cette vraie petite
« ville dans la ville ». Mais je reviendrai plus tard sur la façon
dont j’occupai mon emploi du temps, car mon travail n’allait pas tarder à
débuter.
Un jour, un majordome du palais m’invita à me rendre
auprès du khan Kubilaï et du wang Chingkim. La suite du khakhan n’était
pas très éloignée de la mienne, et si je ne traînai pas en route, je n’y mis
pas non plus un empressement exagéré, conscient qu’ayant dû apprendre notre
visite aux donjons, il allait sans doute nous fustiger sévèrement,
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