Marco Polo
debout jusqu’à ce que l’un des clercs Han, qui semblait être le
chef, daignât s’approcher de sa haute stature, la mine sévère. Il s’entretint
un moment avec le prince en langue han, et Chingkim me traduisit la teneur de
l’échange :
— L’homme nommé Donduk a d’abord été entendu de
façon tout à fait pacifique, mais il n’a pas accepté de livrer quoi que ce soit
de ce qu’il pouvait savoir de son maître Kaidu. On est donc passé à un
interrogatoire plus musclé, aux limites de l’ingéniosité du Caresseur. Mais il
est demeuré réfractaire à toute collaboration et a donc, suivant l’ordre donné
par mon père dans ce cas, été abandonné à la Mort des Mille. On a alors fait
venir le nommé Ussu. Il a opposé lui aussi le mutisme le plus complet aux deux
niveaux de questionnement et va donc subir à son tour le supplice infligé à
Donduk. Ils le méritent, à coup sûr, étant des traîtres à celui qui est leur
maître absolu, mon père. Cependant (et là, il s’exprima avec fierté), ils sont
restés loyaux à leur ilkhan ; ils sont aussi entêtés que braves. De vrais
Mongols, en somme.
— En quoi consiste cette Mort des Mille, je te
prie ? m’enquis-je. Il s’agit de mille quoi ?
Chingkim répondit, toujours à voix basse :
— Marco, que tu l’appelles la mort des mille
caresses, des mille cruautés ou des mille marques d’affection, qu’est-ce que ça
change, au fond ? S’il reçoit mille quoi que ce soit, un homme meurt,
quoi qu’il arrive ! Ce nom est juste censé signifier que c’est une mort
atrocement longue à venir...
Tout, dans son ton, indiquait qu’il n’avait pas envie
que j’approfondisse la question. Je le fis malgré tout.
— Je n’ai jamais porté Donduk dans mon cœur.
Ussu, en revanche, a été un compagnon bien plus agréable au cours de notre
trajet. J’aimerais savoir comment va s’achever la piste sur laquelle il est
engagé.
Chingkim s’assombrit, mais retourna parler avec le
clerc en chef. L’homme parut à la fois surpris et dubitatif, puis quitta le
bureau par une porte ferrée de gros clous.
— Nul autre que mon père ou moi ne pourrait même
envisager ce que je viens de faire, murmura Chingkim. Et crois-moi, si jamais
je l’ai interrompu dans son travail, je vais devoir inonder le Caresseur des
compliments les plus hypocrites, lui formuler d’avilissantes excuses...
Je m’attendais à voir revenir le chef des employés
accompagné d’une brute hirsute et monstrueuse, large d’épaules, aux bras
musclés et aux sourcils broussailleux, noire de barbe comme l’était notre
Viandeur de Venise, ou vêtue de rouge – comme le feu de l’enfer – à la façon du
bourreau du Divan de Bagdad. Mais si l’homme parti le chercher avait l’air d’un
employé, le Caresseur était quant à lui l’essence même du fonctionnaire de
justice. Gris de cheveux, pâle et d’apparence frêle, l’air tatillon, méticuleux
et quelque peu irritable, il était vêtu d’un habit de soie mauve très comme il
faut, à la limite du guindé. Il traversa la pièce à petits pas précis et sautillants
et, en dépit de son nez han, si petit qu’il en était presque ridicule, il nous
toisa de haut en bas avec un mépris non dissimulé. Cet homme devait être né
fonctionnaire de justice. Jamais, me dis-je, il n’aurait pu être autre chose.
S’exprimant en mongol, il lâcha :
— Je suis Ping, le Caresseur. Que voulez-vous de
moi ?
Sa voix était sèche, vibrante de l’indignation toute
légitime du fonctionnaire que l’on dérange dans sa tâche.
— Je suis Chingkim, le prince héritier.
J’aimerais que vous expliquiez, maître Ping, à mon invité d’honneur ici présent
comment vous vous y prenez pour infliger à un condamné la Mort des Mille.
La créature renifla, avec toute la hauteur que lui
conférait la dignité de sa fonction.
— Je n’ai pas l’habitude que l’on vienne m’importuner
avec des requêtes aussi indélicates, et encore moins celle d’y répondre. De
plus, les seuls invités d’honneur qui se présentent ici sont les miens.
Chingkim cultivait peut-être le respect du titre et du
poste occupé par le Caresseur, mais il n’en était pas moins lui-même prince, et
l’héritier présomptif. Plus encore, c’était un Mongol, ici confronté à un
simple Han. Il se redressa tout droit et cracha, implacable :
— Vous êtes un serviteur public, et nous sommes le public ! Vous êtes un
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