Marco Polo
mon camarade conspirateur en son temps –, ils se
prolongèrent fort tard dans la nuit, ne s’achevant que lorsque nous fûmes trop
saouls pour continuer à boire.
Dès que le mot circula que les vaisseaux étaient prêts
et nous attendaient au port de Quan-zho, je conduisis l’oncle Matteo, aidé de
mon père, aux appartements de Kubilaï pour qu’il nous confiât officiellement la
charge de notre mission auprès de la dame. Kubilaï nous présenta les trois
émissaires venus de Perse, Uladai, Koja et Apushka, chargés d’accompagner la
fiancée et de la remettre à Arghun, puis Kukachin en personne, une jeune fille
d’à peine dix-sept ans, aussi belle que les jeunes femmes mongoles que j’avais
déjà eu l’occasion de connaître et parée de joyaux destinés à éblouir la Perse.
Pourtant, la jeune femme n’était ni hautaine ni impérieuse, comme on aurait pu
le craindre d’une noble en route vers l’investiture d’une ilkhatun, servie par
près de six cents personnes, en comptant tous ses serviteurs, femmes de
chambre, nobles de son futur entourage et soldats d’escorte. Comme il convenait
à une fille des plaines (où toute sa cour avait probablement consisté en un
troupeau de chevaux), Kukachin était directe, spontanée et de plaisante humeur.
— Grands frères Polo, nous dit-elle, c’est avec
la plus totale confiance que je m’abandonne à la garde de voyageurs aussi
renommés que vous !
Tous ensemble, nous participâmes à un considérable
banquet d’adieu dans ce même hall où nous avions dîné lors de notre première
réception. Ce fut une fête somptueuse, que même l’oncle Matteo sembla
apprécier, nourri par les soins de sa fidèle servante qui devait l’accompagner
jusqu’en Perse. La nuit fut animée de divertissements nombreux et variés, parmi
lesquels l’oncle Matteo, qui se leva et chanta à Kubilaï un vers ou deux de son
« Chant de vertu », jusqu’à ce que tous ou presque fussions enivrés
des liqueurs dispensées à volonté par l’arbre aux serpents d’or et d’argent.
Avant que nous ne perdions complètement conscience, Kubilaï, mon père et moi
procédâmes à la prise de congé traditionnelle, qui consistait en une longue
suite d’embrassades émues, de toasts à l’exubérante effusion et de discours
aussi enlevés que lors d’un mariage vénitien.
Mais Kubilaï ménagea aussi l’occasion d’un colloque
privé avec moi.
— Bien que j’aie rencontré tes oncles avant toi,
Marco, j’ai pu faire ta connaissance de façon bien plus personnelle et je suis
très attristé de ton départ. Hui ! je
me souviens encore combien les premiers mots que tu m’as adressés étaient
insultants ! (Il éclata de rire à cette évocation.) Ce n’était pas très
sage de ta part, mais tu as ce soir-là fait preuve de courage et tu as eu
raison de parler ainsi. Depuis lors, je me suis bien souvent fié à ta parole,
et tu ne me manqueras que davantage lorsque je ne pourrai plus l’entendre. Je
vivrai dans l’espoir que tu reviennes un jour. Je ne serai plus là pour
t’accueillir. Mais tu me rendrais encore service si tu pouvais, avec la loyauté
dont tu m’as toujours témoigné, devenir l’ami de mon petit-fils Temur et
l’assister à son tour.
Il posa une lourde main sur mon épaule.
— Ma plus grande fierté, Sire, le sens le plus
noble de mon existence sera toujours d’avoir servi un temps le khan de tous les
khans.
— Qui sait ? fit-il jovialement. On pourrait
un jour ne se remémorer le nom du khan Kubilaï que parce qu’il avait pour
conseiller avisé un certain Marco Polo ! (Il me gratifia là-dessus d’une
vigoureuse et amicale poussée de l’épaule.) Vakh ! Assez de sentiment.
Buvons et soyons ivres ! Et ensuite... (il éleva pour moi un verre rempli
à ras bord d’arkhî) « un bon cheval et une plaine ouverte pour toi,
mon bon ami ».
— Bon ami..., osai-je lui répéter en écho. Un bon
cheval et une plaine ouverte pour toi.
Le lendemain matin, les têtes aussi lourdes que les
cœurs, nous prîmes le départ. Le seul fait de conduire notre convoi jusqu’à la
sortie de Khanbalik présentait un problème tactique à peu près aussi complexe
que la manœuvre d’un tuk de guerriers dans la vallée de Ba-Tang... Or il
s’agissait ici d’une troupe de civils étrangers à la discipline militaire.
Aussi, le premier jour, n’allâmes-nous guère plus loin que le prochain village
vers le sud, où nous fumes reçus
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