Marco Polo
pauses étaient bien plus
longues que les manœuvres de mise à l’abri. Mettre en panne et ancrer une
flotte aussi nombreuse de navires géants prenait presque une journée. Après
quoi, il fallait, pour refaire nos réserves, trois ou quatre jours d’incessants
va-et-vient à la rame des chaloupes chargées de barils, des chuan au point
de ravitaillement. Enfin, on perdait une journée supplémentaire à remonter les
ancres et à hisser les voiles. Chaque ravitaillement en eau potable s’étalait
ainsi sur une semaine complète. Après avoir quitté Quan-zho, je me souviens que
nous refîmes le plein d’eau dans une vaste île située au large de Manzi,
appelée Hainan, puis dans un petit village portuaire de la côte d’Annam, à
Champa, du nom de Gai-dinh-thanh ; un autre, enfin, eut lieu dans une île
aussi étendue qu’un continent, Kalimantan [32] . En tout, il
nous fallut trois mois pour contourner l’Asie par le sud, avant de pouvoir
mettre cap à l’ouest en direction de la Perse.
— Je vous ai observé, grand frère Marco, me
confia Dame Kukachin en me rejoignant un soir sur le pont du navire. Vous venez
ici de temps à autre et manipulez un petit objet de bois. Est-ce là un
instrument de navigation des Ferenghi ?
Je partis le chercher et lui expliquai à quoi il
servait.
— Il se pourrait que cet outil ne soit pas connu
de mon futur époux, avança-t-elle. Peut-être pourrais-je gagner sa faveur si je
le lui présentais ? Pourriez-vous m’en expliquer le fonctionnement ?
— Avec plaisir, ma dame. Vous le tenez à bout de
bras, comme ceci, en direction de l’étoile Polaire...
Je m’interrompis, consterné.
— Que se passe-t-il ?
— L’étoile Polaire a disparu !
C’était vrai. L’astre s’était, au fil des jours
précédents, progressivement abaissé sur l’horizon. Mais je ne l’avais pas
recherché durant plusieurs soirées consécutives et j’étais à présent frappé
d’horreur de voir qu’il avait entièrement coulé, jusqu’à ne plus être visible.
L’étoile que j’avais pu observer presque chaque nuit durant toute ma vie, le
fanal inébranlable qui, tout au long de l’Histoire, avait guidé les voyageurs
sur terre comme sur mer, avait totalement disparu du ciel. C’était
effrayant. Voir ainsi un point constant et immuable de l’univers s’évanouir...
Nous devions avoir navigué au-delà de l’extrémité du monde et être tombés dans
quelque abysse inconnu.
Je le confesse volontiers, la chose me mit mal à
l’aise. Mais, en raison de la confiance que plaçait en moi Dame Kukachin, je
fis en sorte de dominer mon anxiété et appelai le capitaine du bateau. D’une
voix aussi calme que possible, je lui demandai ce qu’il était advenu de
l’étoile et comment il pouvait garder un cap ou évaluer sa position sans l’aide
de ce point de référence.
— Nous sommes maintenant sous le renflement de la
taille du monde, expliqua-t-il, où cet astre n’est tout simplement plus
visible. Il nous faut donc prendre de nouveaux points de repère.
Il envoya un garçon de cabine courir jusqu’au pont
pour lui rapporter une carte qu’il déroula devant nous. Loin de décrire les
côtes et les régions terrestres remarquables, elle représentait le ciel
nocturne : des points de taille variable indiquant des étoiles de
luminosité différente. Le capitaine pointa le doigt vers le firmament et nous
montra les quatre étoiles les plus brillantes qui semblaient figurer la croix
du Christ, puis il désigna sur la carte céleste quatre points qui, à
l’évidence, leur correspondaient. Je dus reconnaître que la carte était une
représentation exacte de ces deux peu familiers, et le capitaine nous assura
qu’elle lui suffisait pour se guider.
— Ce document semble aussi utile que votre kamàl, grand frère, me fit remarquer Kukachin.
S’adressant au capitaine, elle ajouta :
— Pourriez-vous m’en procurer une copie ?
Pour mon royal mari, au cas où il souhaiterait un jour entreprendre une
campagne au sud de la Perse...
Très obligeant, le capitaine chargea immédiatement un
scribe de répondre à sa demande, et je cessai de livrer mes appréhensions au
sujet de l’étoile Polaire. Pourtant, j’avais du mal à me sentir vraiment
détendu sur ces mers tropicales, car même le soleil se comportait ici de façon
étrange.
Ce que j’avais toujours considéré comme étant le
« coucher du soleil » aurait pu être ici baptisé
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