Marco Polo
l’ouest par le détroit de la Sonde, lequel sépare l’île de Java la Grande
de sa voisine, Java la Petite, dite aussi Sumatra. Selon eux, cette passe
offrait le meilleur accès vers l’Inde, mais on ne pouvait la traverser que par
temps clair sur une mer calme. Notre flotte fut donc immobilisée durant un
déluge si dense que Java était devenue impossible à distinguer. Nous savions
cependant que l’île était toujours là, car tous les matins, à l’aurore, nous
étions réveillés par les cris et les sifflets des gibbons qui évoluaient dans
les cimes de la jungle. Ce n’était pas un si mauvais endroit où se trouver
bloqués, malgré tout ; nos marins nous rapportaient en effet de terre du
porc, des volailles, des fruits et des légumes, et nous eûmes de quoi augmenter
nos réserves de marchandises salées et fumées. Quant aux épices qui nous
permettaient de rehausser le goût des plats, il y en avait à foison. Cependant,
à la longue, l’attente finit par devenir pénible.
Dès que je ne parvenais plus à supporter de rester
immobile à regarder l’eau du port se lancer vers le ciel pour rejoindre la
pluie, je descendais à terre où la vue n’était hélas guère plus réjouissante.
Les habitants de Java étaient d’apparence avenante, petits mais bien
proportionnés, dorés de peau, les femmes allant poitrine nue comme les hommes.
Mais, quelle qu’ait été leur religion d’origine, ils avaient tous été depuis
longtemps convertis à l’hindouisme par les Indiens, principaux clients de leurs
épices. Inévitablement, ils avaient adopté tout ce qui leur semblait aller de pair
avec la religion hindoue, aussi ne trouvai-je pas ce peuple plus attrayant que
les autres Hindous, ni Java plus riante que l’Inde.
D’autres membres de notre groupe tentèrent de briser
leur ennui de façon différente et eurent, si l’on peut dire, à s’en mordre les
doigts. Tous les marins han de notre flotte, comme en général les marins de
toutes les races et de toutes les nationalités, éprouvaient une sainte terreur
à l’idée de se mettre à l’eau. Au contraire des natifs de Java, aussi à l’aise
sur la mer qu’au milieu des vagues. Un pêcheur javanais glissait à la surface
de la mer la plus turbulente sur son prau, un canot si petit et si léger
qu’il eût été aisément renversé par les flots s’il n’avait été lesté de part et
d’autre par un tronc d’arbre fixé au bout de longs espars. Même les femmes et
les enfants étaient capables de nager sur des distances considérables depuis le
rivage jusqu’au cœur de déferlantes effrayantes. Suivant leur exemple, un
certain nombre de nos passagers mongols, plus quelques femmes aventureuses,
tous natifs du continent et peu inquiets à l’idée d’affronter la mer,
décidèrent de les suivre et d’aller folâtrer dans la tiédeur océane.
Bien que l’air ambiant, saturé d’eau de pluie, fut
presque aussi liquide que la mer, les Mongols ne gardèrent qu’un minimum de
vêtements et se laissèrent glisser par-dessus bord pour plonger. Tant qu’ils se
tinrent accrochés aux nombreuses échelles de corde qui se balançaient à
l’extérieur, ils ne coururent aucun danger. Mais beaucoup s’enhardirent et tentèrent
de nager en liberté, et sur dix qui s’évanouirent au-delà du rideau de pluie, à
peine sept reparurent. Nous ne sûmes jamais ce qui était arrivé aux disparus,
mais cela ne découragea pas d’autres nageurs, et l’érosion s’amplifia. En tout,
une vingtaine d’hommes et deux femmes de la suite de Kukachin y laissèrent la
vie.
Nous finîmes par savoir ce qui était arrivé à deux de
nos blessés. L’un des hommes partis se baigner remonta sur le bateau en
poussant d’énergiques vakh ! de dépit, saignant abondamment d’une
main. Tandis que le médecin du bord pansait sa blessure, l’homme expliqua qu’il
s’était appuyé de la main sur un rocher et qu’il avait été piqué par les épines
dorsales d’un poisson qui s’y trouvait accroché, un poisson si enduit d’algues
qu’il se confondait avec la roche jusqu’à se rendre invisible. Il avait à peine
eu le temps de nous raconter cela que ses douleurs le reprirent (vakh !
vakh ! vakhvakhvakh !), et, secoué de spasmes d’une violence
inouïe, il écuma le pont de ses bonds furieux, la bave aux lèvres, puis finit
par tomber mort.
Un pêcheur javanais venu vendre ses prises regarda le
spectacle sans émotion apparente, et un
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