Marco Polo
joie et leur
religion consistaient à piller les navires naufragés, à massacrer leurs
équipages et à dévorer leur chair en grande cérémonie.
— Ils les mangent ? Pourquoi ?
demandai-je. Je ne vois pas pour quelle raison les habitants d’une île
tropicale qui disposent de toutes les ressources de la mer et de la jungle
manqueraient de nourriture.
— S’ils dévorent ces malheureux marins, ce n’est
pas pour s’en nourrir. Ils pensent qu’ingérer la chair d’un navigateur leur
donnera une part de son intrépidité.
Mais nous étions trop nombreux et trop bien armés pour
que ces nains tentent le moindre assaut sur nous. Notre seul problème consista
à les persuader de nous céder une part de leur eau et de leurs légumes, car ces
gens ne manifestaient aucune convoitise pour l’or ou une quelconque récompense
en argent. Ils avaient, en revanche, comme tant de pauvres diables malmenés par
la nature, un orgueil très développé. Aussi, en leur distribuant
parcimonieusement des joyaux de pacotille, des rubans et autres fanfreluches
susceptibles de décorer leurs innommables personnes, nous parvînmes à obtenir
ce que nous désirions et pûmes repartir.
De là, notre flotte traversa sans événements majeurs
le golfe du Bengale, que je parcourais pour la troisième fois et que j’aimerais
ne plus jamais traverser de ma vie. Notre trajet était un peu plus méridional
que mes deux précédents voyages, mais la vue était la même : une étendue
infinie d’azur, de petites trappes d’écume s’ouvrant et se refermant çà et là
comme si les sirènes venaient jeter un coup d’œil au monde de la surface, des
bancs de poissons-porcs folâtrant près de nos coques et des nuées si nombreuses
de poissons volants qui venaient s’écraser sur le pont que les cuisiniers,
ayant depuis longtemps épuisé nos réserves de poisson frais, les ramassaient
pour nous les préparer.
Avec humour, Dame Kukachin leur demanda :
— Si les Andamans acquièrent de la bravoure en
mangeant des gens courageux, ces plats que vous nous servez nous
permettront-ils aussi de voler ?
— Non, mais de sentir aussi mauvais qu’eux, c’est
bien possible ! maugréa la domestique chargée de lui donner le bain.
Pendant cette longue traversée du golfe, les
capitaines avaient ordonné qu’afin d’économiser la provision d’eau douce l’on
ne prît plus que des bains d’eau de mer. Or, si l’eau salée nettoie bien, elle
laisse la peau grumeleuse et rêche, sensation qui n’a rien d’agréable. Nous
n’en abusâmes donc pas.
43
À l’ouest du golfe du Bengale, nous fîmes escale sur
l’île de Srihalam [33] située au sud de la côte indienne de Coromandel où j’avais eu l’occasion de
séjourner. Ses habitants ressemblaient aux Chola et pratiquaient comme eux la
pêche aux perles. Mais là s’arrêtaient leurs similitudes.
Les insulaires de Srihalam, ayant adopté
la religion bouddhiste, étaient de ce fait largement supérieurs à leurs cousins
continentaux les Hindous, que ce soit sur le plan de la morale, des coutumes,
de la vivacité ou de l’attrait. Leur île était un bel endroit, tranquille et
luxuriant. Le temps y était de surcroît très doux. J’ai souvent remarqué que l’on
donne quantité de noms aux lieux que leur beauté a rendus mythiques : le
jardin d’Éden, par exemple, a été aussi appelé Paradis,
Arcadie et Elysée, Djennet chez les musulmans. De la même façon, Srihalam a été
nommée différemment par tous les peuples qui l’ont admirée. Les anciens Grecs
et Romains la désignaient du nom de Trapobane (« Bassin de lotus »),
les vieux voyageurs maures en parlaient comme de Tenerisim (« île des
Délices ») et les navigateurs arabes d’aujourd’hui la nomment Serendib,
qui provient d’une prononciation corrompue du nom initial qu’est Srihalam.
Celui-ci, qui signifie dans la langue locale « île aux joyaux », a
aussi donné lieu à des traductions variées : Ilanare chez les Chola, Lanka
chez les Hindous et même Bao Difang pour nos capitaines han.
Bien que nous ayons fait halte à Srihalam par
nécessité, personne à bord ne rechigna à s’y attarder un peu. Mon père y fit
même du commerce (le nom d’« île aux joyaux » n’étant pas seulement
poétique, mais aussi descriptif) et acquit quelques saphirs d’une pureté que
nous n’avions jamais rencontrée ailleurs. Certains étaient énormes, d’un bleu
profond, leur cœur
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