Marco Polo
ces
avertissements brefs tels que : « Bateau en vue ! » ou
« Récifs par-devant ! », sans doute parce que nul avertissement
codifié ne pouvait exprimer ce qu’il voyait. Il cria simplement d’une voix
incrédule : « Voyez, la mer est en train de bouillir ! »
Tous ceux qui se trouvaient sur le pont se penchèrent
par-dessus le bastingage... pour se rendre compte que c’était exactement ce que
le détroit de la Sonde semblait faire : il bouillait, il bouillonnait tel
un pot rempli d’eau posé sur le feu pour préparer le thé. À cet instant, au
beau milieu de la flotte, la mer, prise comme d’une nausée, se souleva telle
une bosse, ouvrit une bouche monstrueuse et exhala une gigantesque bouffée de
vapeur. Durant de longues minutes, un panache méphitique comme vomi par les
flots envahit l’atmosphère et se mit à dériver parmi les bateaux, nous
imprégnant d’une odeur suffocante d’œuf pourri qui nous fît tousser et cracher.
Une fine poudre jaune avait couvert notre peau et nos vêtements. J’essuyai mes
yeux rougis et sentis le goût de cette poussière sur mes lèvres : c’était,
à n’en pas douter, le relent moisi du soufre.
Les capitaines hurlèrent des ordres aux équipages, et,
dans une cavalcade sur les ponts, toute la flotte fit demi-tour. Dès que le
bouillonnement et la portion de mer vomissante furent suffisamment éloignés
derrière nous, le capitaine de notre vaisseau m’expliqua, désolé :
— Un peu plus loin, le long du détroit, s’élève
le menaçant anneau noir des massifs de Krakatoa. Ces pics sont en réalité les
sommets de volcans sous-marins connus pour leurs éruptions dévastatrices,
lesquelles peuvent faire naître des vagues aussi hautes que des montagnes qui
balaient le détroit et éliminent toute vie sur leur passage. Ce bouillonnement
est-il le signe avant-coureur d’une éruption, je ne saurais l’affirmer, mais
nous ne pouvons prendre le risque de le traverser.
La flotte rebroussa chemin sur la mer de Java, avant
de tourner vers le nord pour s’enfoncer dans le détroit de Malacca qui séparait
à bâbord l’île de Sumatra, de la presqu’île de Malaisie située à tribord.
C’était une étendue d’eau de trois mille li de long, et sa largeur était
telle que j’aurais pu y voir une mer si les vents ne nous avaient ballottés
constamment de l’ouest vers l’est, des côtes marécageuses de Sumatra aux
rivages couverts de jungle de la Malaisie. C’est que le temps s’était
singulièrement gâté, de nouveau. Cette errance nous dévoila des terres que nous
finîmes par mieux connaître que nous ne l’aurions souhaité, car nous dûmes nous
mettre à couvert dans les anses et les baies, et partir à la recherche d’eau
potable et de nourriture dans des villages de bambou trop petits pour mériter
un nom. Ils en avaient, cependant : Muntok, Melaka et bien d’autres que
j’ai oubliés.
Il nous fallut cinq mois pleins pour nous frayer un
chemin à travers le détroit de Malacca. La mer s’ouvrait au nord, et nous
aurions pu à partir de ce point cingler cap à l’ouest, mais nos capitaines
continuèrent à remonter vers le nord en effectuant de prudents sauts de puce
d’un îlot à l’autre dans les archipels de Nicobar et des îles Andaman utilisés
comme les pierres qui affleurent à la surface d’un passage à gué. Nous
arrivâmes finalement dans l’île la plus septentrionale des Andaman, où nous
fîmes relâche le temps de remplir nos barils d’eau douce et de prélever tous
les fruits et légumes que nous pûmes obtenir en tentant d’amadouer les peu
hospitaliers natifs.
Ceux-ci étaient sans doute les êtres les plus petits
que j’aie jamais vus, les plus laids, aussi. Tous circulaient nus, mais la vue
d’une femme des Andamans n’aurait pas réveillé les ardeurs d’un marin depuis
longtemps en mer. J’aurais facilement pu poser mon menton sur la tête du plus
grand d’entre eux – mais je n’aurais jamais fait une chose pareille, leurs
cheveux ressemblaient à un amas confus de touffes éparses et rougeâtres
d’aspect repoussant. On pourrait imaginer que des gens d’apparence aussi
grotesque essaient de compenser en cultivant une attitude gracieuse, mais les
Andamans étaient uniformément renfrognés et revêches. C’était, me confia un
marin han, parce que nous n’avions échoué aucun de nos vaisseaux sur les récifs
coralliens de leurs îles. Alors que leur unique loisir, leur
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