Marco Polo
autre pièce et m’annonça :
— Ton oncle Matteo est enfermé là-bas, avec des
médecins dont nous avions fait la connaissance lorsque nous sommes venus pour
la première fois. Il veut avoir leur avis sur sa nouvelle condition physique.
Je m’assis pour bénéficier également du courant d’air
venu de l’éventail, lui relatai l’ensemble de mon entrevue avec le khan Kubilaï
et sollicitai son accord paternel de me laisser devenir, pour un temps au
moins, un homme de cour plutôt qu’un marchand.
— Tu l’as sans aucune réserve, mon fils !
répondit-il avec chaleur. Et permets-moi de te féliciter d’avoir ainsi su
conquérir l’estime du khakhan. Ton nouveau statut, loin de nous priver, ton
oncle et moi, de ton partenariat, pourrait au contraire constituer un sérieux
atout pour nos affaires. Tu ne fais là qu’illustrer à merveille le vieux
proverbe : « Chifa per sè fa per tre. »
— Ce que je fais pour moi nous bénéficiera en
bout de course à tous les trois, c’est cela ? fis-je en écho. Est-ce à
dire que vous envisagez dorénavant, oncle Matteo et toi, de demeurer à Kithai
quelque temps ?
— Absolument, confirma-t-il. Nous sommes certes
des négociants itinérants par nature, mais nous avons pour le moment
suffisamment voyagé à notre goût. Maintenant, nous aimerions nous livrer au commerce
proprement dit et avons à cet effet demandé au ministre des Finances Ahmad
toutes les licences et franchises nécessaires pour travailler avec l’ortaq des
musulmans. Dans ce genre d’activités, l’appui d’un homme de cour tel que toi ne
saurait nous être que profitable, cela va sans dire. Tu n’imaginais tout de
même pas, Marco, que nous avions parcouru un si long chemin pour tourner les
talons sitôt arrivés ?
— Je pensais que votre premier vœu était de
rentrer à Venise avec les cartes de la route de la soie et de lancer le
commerce entre l’Orient et l’Occident.
— Certes, Marco. Mais nous aimerions que la
maison Polo soit la première à bénéficier des opportunités de ce fructueux
commerce, avant de l’ouvrir à une concurrence plus large. C’est du reste logique :
si nous réussissons de bonnes affaires, cela ne fera qu’attiser l’enthousiasme
des négociants occidentaux. Il nous faut donner l’exemple, tu comprends ?
C’est pourquoi nous allons nous installer ici le temps d’acquérir une fortune
suffisante et en expédier une partie chez nous, à mesure qu’elle s’amassera.
Avec ce qu’elle recevra, notre chère patronne, Dame Fiordelisa, aura de quoi
éblouir les plus casaniers et aiguiser leurs appétits. Ensuite, lorsque nous
serons rentrés au pays, nous offrirons généreusement nos cartes, notre
expérience et nos avis à tous nos confrères, tant à Venise qu’à Constantinople.
— C’est un plan bien séduisant, père. Mais avec
la maigre base de départ qui est la nôtre, ne va-t-il pas vous falloir du temps
pour acquérir la fortune désirée ? Car enfin, hormis vos bourses de musc
et ce qu’il peut rester de safran, oncle Matteo et toi n’avez guère de capital
de départ, ce me semble.
— Le plus riche de tous les marchands de nos
vieilles légendes de Venise, le Juif Nascimbene, s’est lancé sans rien d’autre
que son nom et un chat qu’il avait trouvé dans la rue. La fable prétend qu’il
débarqua dans un pays envahi par les souris et qu’il y fonda sa fortune en
louant les services de son chat.
— Peut-être y a-t-il énormément de souris à Kithai,
père, mais il y a déjà aussi un grand nombre de chats. Parmi eux – et non des
moindres, je crois –, nos chers musulmans de l’ortaq. D’après ce que
j’ai entendu dire, ils seraient même plutôt voraces !
— Merci, Marco. Comme le dit l’adage, un homme averti
en vaut deux. Mais nous ne partirons pas d’aussi bas qu’eut à le faire
Nascimbene. En plus de notre musc, Matteo et moi disposerons également de
l’investissement que nous avons laissé fructifier ici, un peu comme un dépôt de
garantie, lors de notre précédente visite.
— Ah bon ? J’ignorais tout cela...
— Un dépôt : je ne saurais mieux le
qualifier, puisqu’il est planté dans le sol. Tu sais, lors de ce voyage, nous
avions aussi emporté des bulbes de crocus. Kubilaï nous avait généreusement
alloué une étendue de terres agricoles dans la province de Ho-pei, où le climat
est fort doux, avec un certain nombre d’esclaves et de contremaîtres Han
Weitere Kostenlose Bücher