Marco Polo
si un bébé meurt d’une famine ou
d’une inondation, que faudra-t-il pour le remplacer ? Un homme, une femme
et moins d’un an. Si cet homme et cette femme ont été assez forts pour défier
le désastre et le surmonter, l’enfant né pour suppléer au précédent n’en sera
que meilleur. As-tu déjà tué un homme, Marco Polo ?
Je battis des paupières et confessai :
— Oui, Sire. Je l’ai fait.
— C’est une bonne chose. Un homme mérite d’autant
plus l’espace qu’il occupe sur cette terre qu’il l’a libéré lui-même. La place
existante est limitée, tout comme la quantité de gibier à abattre, celle de
l’herbe à brouter, de la kara à brûler ou du bois avec lequel
construire. Avant que nous autres Mongols n’envahissions Kithai, près de cent
millions d’hommes vivaient ici. Si j’en crois mes conseillers Han, il n’en
subsiste aujourd’hui que la moitié, qui ne demandent qu’à se multiplier de
nouveau. Si je relâchais un tant soit peu ma pression, de leur propre aveu,
cette population retrouverait très vite son niveau antérieur. Ils m’assurent
qu’un seul mou [3] de terre est suffisant pour nourrir et faire vivre une famille Han tout
entière. À quoi je rétorque : cette même famille, ne subsisterait-elle pas
mieux sur deux mou de terre ? Ou sur trois ou cinq ? Elle
serait à l’évidence mieux nourrie, plus prospère et probablement plus heureuse.
Le plus triste, c’est que les cinquante millions qui sont morts lors de la
conquête étaient sans doute les meilleurs des Han : leurs soldats, de
jeunes gens solides et pleins de vitalité. Dois-je à présent les laisser
remplacer par du simple frai produit à tort et à travers ? Non, je ne le
ferai pas. Je pense que ceux qui m’ont précédé au pouvoir ne se délectaient
qu’à compter les têtes, pour se gargariser de la quantité de sujets sur
lesquels ils régnaient. Pour ma part, je préfère amplement gouverner une
populace de qualité. La quantité est le cadet de mes soucis.
— Vous susciteriez l’envie de bien d’autres
dirigeants, Sire, murmurai-je.
— Quant à ma façon de les gouverner, laisse-moi
te dire ceci. Ce qui me différencie également de Kaidu, c’est que je nous
reconnais, à nous Mongols, certaines limites, et à d’autres nationalités
certaines supériorités. De notre côté, nous excellons dans l’action et brillons
par notre ambition, nos rêves intrépides et nos grands plans aventureux, d’où
nous tirons, sans doute, notre indéniable supériorité militaire. C’est pourquoi
les ministres que j’ai chargés de l’administration générale de mon empire sont
presque tous des Mongols. En revanche, il se trouve que les Han connaissent
bien mieux que nous leur propre pays et leurs concitoyens ; j’ai donc
recruté bon nombre d’entre eux comme ministres responsables de l’organisation
interne. De plus, ils sont étonnamment doués pour les chiffres, les comptes et
les calculs.
— D’où leur décompte si précis des trente
positions de l’amour, entre autres, lança Chingkim en riant.
— Toutefois, il va de soi que les Han n’auraient
de cesse de me voler si je les mettais en position de contrôler les finances et
autres contributions. J’ai donc choisi d’attribuer ces postes à des Arabes
musulmans ou à des Persans, presque aussi experts en la matière que les Han.
J’ai sciemment permis aux mahométans de développer ce qu’ils appellent un ortaq, un réseau d’agents musulmans dispersés sur toute l’étendue de Kithai, qui
supervise ses échanges et son commerce. Je laisse aux sectateurs d’Allah le
soin de pressurer le fruit et prélève ensuite directement sur les profits de l’ortaq ma part du « jus » qu’ils en ont extrait. Ce système est mille
fois plus pratique pour moi que de lever une multitude de taxes distinctes sur
différents produits et transactions. Vakh, je peine déjà suffisamment
comme ça à percevoir les impôts fonciers et locaux dus par les Han !
— Et les natifs ne renâclent pas, d’être ainsi
supervisés par des étrangers ? m’étonnai-je.
Chingkim se chargea de me répondre.
— Ils ont toujours eu des étrangers sur le dos,
Marco. Les empereurs Han de jadis avaient établi un système en tous points
admirable. Tout collecteur de taxe ou percepteur, ainsi que chaque officiel en
mission dans les provinces de l’empire, était toujours expédié dans un endroit
autre que son lieu de naissance,
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