Marco Polo
glissa auprès de nous et remplit nos verres. Le
khakhan reprit son exposé :
— Il est des moments où, un peu à ta façon, Marco
Polo, je parviens à sentir ce que pensent les autres. Tu as manifesté le désir
de faire partie de ma suite. C’est une bonne chose. Mais je me demande s’il ne
subsiste pas en toi comme un reste de désapprobation quant à ma façon d’agir.
— Comment cela, Sire ? me récriai-je, secoué
par le caractère direct de son franc-parler. Qui suis-je donc, Sire, pour
désapprouver les actes du khan de tous les khans ? Le simple fait de les
approuver serait déjà présomptueux.
— J’ai appris ta visite à la caverne du
Caresseur.
Il dut surprendre un regard involontaire de ma part,
puisqu’il enchaîna :
— Je sais aussi que Chingkim t’accompagnait, mais
ce n’est pas lui qui est à l’origine de la démarche. J’imagine que tu as dû
être choqué par le traitement réservé aux deux hommes de Kaidu.
— J’aurais en effet souhaité, Majesté, que leur
sort fût moins extrême.
— On ne dompte pas un loup en lui limant les
crocs.
— Ils m’ont accompagné tout le long du chemin,
Sire, et n’ont rien dit qui puisse les apparenter à des loups.
— En arrivant ici, ils ont été accueillis avec
hospitalité et cantonnés avec ma garde personnelle. D’ordinaire, l’homme de
troupe mongol n’est pas d’un naturel très loquace. Pourtant, ces deux hommes
n’ont cessé de bombarder leurs compagnons d’une série de questions des plus
inquisitrices. Mes hommes ne leur ont fait que des réponses évasives, de sorte
que, de toute façon, ils ne seraient rentrés chez eux qu’avec une maigre
moisson d’informations. Tu as su que j’avais envoyé des espions sur les terres
de Kaidu. Pensais-tu qu’il était incapable d’en faire autant ?
— Ma foi, sursautai-je, je ne le savais pas...
Jamais je n’aurais pensé que...
— En tant que chef d’un empire aussi vaste, je
dois régner sur une diversité considérable de peuples et toujours garder en
tête leurs caractéristiques. Les Han sont patients et sournois, les Persans
sont des lions couchés, et tous les autres musulmans de vrais moutons enragés.
Les Arméniens sont des fanfarons prêts à se soumettre à la première semonce...
Il est possible que tous n’aient pas toujours été traités comme il aurait
fallu. Mais je connais très bien le peuple mongol. Il doit être gouverné avec
une main de fer, car c’est un peuple de fer.
— Je vois, Sire..., articulai-je faiblement.
— D’autres remarques à me faire, sur le
traitement que j’aurais pu réserver à tel ou tel ?
— Eh bien, hasardai-je, sachant qu’il devait déjà
se douter de mon sentiment, j’ai trouvé que, lors de cette séance du Cheng,
vous aviez bien rudement congédié ces pauvres paysans affamés du Henan.
Tout aussi rudement, il me répliqua :
— Jamais je n’aiderai ceux qui, se trouvant dans
la difficulté, viennent pleurnicher pour obtenir de l’aide. Je préfère
récompenser ceux qui ont survécu au péril. Celui qui doit être maintenu en
vie généralement ne la mérite pas. Lorsque les gens sont frappés d’une soudaine
calamité ou se trouvent confrontés à un mauvais sort persistant, seuls s’en
sortent les plus valeureux. Les autres ne sont que quantité négligeable :
c’est qu’ils n’étaient pas indispensables.
— Mais vous demandaient-ils là une faveur, Sire,
ou une simple chance de survivre ?
— Mon expérience m’incline à penser que le
porcelet à peine né qui hurle après la tétine au lieu de se battre pour y
accéder part avec un sérieux handicap. Songes-y.
J’y songeai. Mes pensées me ramenèrent à un passé
depuis longtemps révolu : le temps où, encore enfant, je faisais mon
possible pour aider les gamins des quais. Le petit visage tenaillé par la faim
de Doris me revint en mémoire. Et je ne pus m’empêcher de relever :
— Que ces hommes et ces femmes ne soient que des
êtres larmoyants et sans cervelle, Sire, ne saurait souffrir la contestation.
Mais que penser des enfants menacés de famine ?
— S’ils sont les rejetons de gens condamnés, il
est dans l’ordre des choses qu’ils soient aussi condamnés. Pense à cette
réalité, Marco Polo. Les enfants sont sans doute la ressource au monde la plus
facile et la moins coûteuse à renouveler. Creuse la terre pour en extraire la kara : elle en disparaîtra à jamais. En revanche,
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