Marie
se
blesser dans une ornière.
Miryem se
contenta de répliquer :
— Va
aussi vite que tu peux. Et, surtout, ne t’arrête plus.
Quand
l’aube rosit l’horizon, là où le désert commençait, Damas n’était plus qu’à
cinquante milles. Il y avait longtemps que les lampes et les torches étaient
éteintes. Sous le cuir des harnais, le poitrail des mules était blanc de sueur.
Barabbas
et Rekab peinaient à garder les yeux ouverts, bien qu’ils se fussent relayés
une dizaine de fois. À l’intérieur du char, Miryem était demeurée assise, les
muscles raidis, dodelinant au gré des cahots.
Lorsque la
lampe s’était éteinte, la plongeant dans le noir et lui interdisant de voir le
visage d’Abdias, elle lui avait pris la main, la pressant contre sa poitrine.
Pas un instant, depuis, elle ne l’avait lâchée. Ses doigts engourdis ne
sentaient même plus la pression qu’exerçait Abdias dans son coma.
Dès
qu’elle devina que le jour était là, elle souleva le rideau du char. L’air
frais de la nuit lui frappa le visage, chassa sa torpeur en même temps que les
remugles nauséabonds dont elle n’avait plus conscience.
Délicatement,
elle détacha les doigts d’Abdias de sa main, plongea un linge dans une cruche
et s’en mouilla le visage. L’esprit plus clair, elle humidifia de nouveau le
linge. Elle allait le passer sur le visage d’Abdias lorsqu’elle suspendit son
geste, étouffant un cri.
Le garçon
avait les yeux grands ouverts. Il la regardait. Le temps d’un éclair, elle se
demanda s’il vivait encore. Mais il n’y avait pas de doute. Entre les cernes
sombres de la douleur et de la maladie, les yeux d’Abdias lui souriaient.
— Abdias !
Dieu Tout-Puissant, tu vis ! Tu vis…
Elle
caressa le visage hâve, lui baisa la tempe. Le garçon reçut ses caresses avec
un frisson qui lui parcourut tout le corps. Il n’avait pas assez de force pour
parler ni même lever une main.
Miryem lui
humecta les lèvres, lui donna un peu à boire, peinant à tenir le gobelet près
de sa bouche tant les cahots les secouaient. Le regard d’Abdias ne la quittait
pas. Ses pupilles paraissaient immenses, plus noires et plus profondes que la
nuit. On pouvait s’y noyer dans une douceur, une tendresse qui s’offraient sans
limites.
Subjuguée,
Miryem y déposa son propre regard. Il lui sembla percevoir l’étrange bonheur
d’Abdias. Son cœur et son âme ne parlaient ni de douleur ni de reproche. Pas
même de lutte ou de regret. Au contraire, il lui offrait la paix étrange de la
vie.
Elle ne
sut pas combien de temps ils demeurèrent ainsi liés. Peut-être le temps d’un
cahot ou le temps que le jour se lève en entier.
Abdias lui
disait son amour et son bonheur d’être entre ses mains. Avec lui, elle se
souvint de leur rencontre dans Sepphoris, comment il l’avait conduite auprès de
Barabbas et comment il avait sauvé Joachim. Elle crut l’entendre rire. Il lui
racontait ce qu’elle ignorait. La honte que l’on a d’être un am-ha-aretz quand
on regarde une fille comme elle. Il lui racontait le bonheur et l’espoir du
bonheur. Il avait voulu se battre pour qu’elle soit fière de lui.
Elle ne
devait pas être triste, car il avait grâce à elle accompli ce qui engendrait la
joie : se battre pour que la vie soit plus juste et le mal plus faible. Et
elle était si près de lui, si près qu’il pouvait se fondre en elle et ne jamais
la quitter. Il serait son ange, ainsi que Yhwh le Tout-Puissant, disait-on, en
envoyait parfois aux humains.
Sans même
s’en rendre compte, elle lui souriait, alors qu’un hurlement de terreur
gonflait dans sa poitrine. Le regard d’Abdias plongeait en elle autant qu’il
l’accueillait. Il lui brûlait le cœur d’un amour possible et impossible,
rayonnant d’espérance. Elle y répondit avec toutes les promesses de vie dont
elle était faite.
Puis un
cahot plus brutal que les autres fit basculer la tête d’Abdias sur le côté. Son
regard s’effaça comme un fil que l’on tranche. Miryem sut qu’il était mort.
Elle hurla
son nom à pleine voix. Dans une transe glacée elle se jeta sur lui.
Rekab tira
sur les rênes si brutalement qu’une des mules se mit en travers, manquant de
rompre son harnais. Le char s’immobilisa, brisant le vacarme. Miryem hurlait à
s’en déchirer la gorge. Barabbas sauta du banc et comprit au premier regard.
Il grimpa
dans le char pour saisir Miryem par les épaules et l’écarter du corps
Weitere Kostenlose Bücher