Marie
d’Abdias,
qu’elle secouait comme un sac. Elle le repoussa avec une violence sidérante. Il
bascula par-dessus la lisse du char, chutant lourdement dans la poussière et
les cailloux du chemin.
Miryem se
dressa pour hurler plus fort, brandir le cadavre d’Abdias à la face du ciel,
lui montrer l’immensité de l’injustice et de la douleur qui l’accablaient. Mais
ses jambes, engourdies par la longue immobilité, ne la portaient plus. Sous le
poids d’Abdias, elle bascula à son tour dans la poussière. Elle demeura inerte,
le corps du garçon roulé en une boule informe à son côté.
Barabbas
se précipita, la peur au ventre. Mais Miryem n’était pas même inconsciente.
Aucun membre, aucun os de son corps n’était brisé. Lorsqu’il la toucha, elle le
repoussa à nouveau. Elle pleurait, déchirée de sanglots. Les larmes
transformaient en boue la poussière qui couvrait ses joues.
Barabbas
recula, perdu, terrifié. Il boitillait. La blessure de sa cuisse s’était
rouverte. Rekab s’approcha pour le soutenir. Ensemble ils eurent le souffle
coupé lorsque Miryem se redressa, menaçant Barabbas de son poing en criant
comme si elle était devenue folle :
— Ne
me touche pas ! Ne me touche plus jamais ! Tu n’es rien. Tu n’es pas
même capable de ressusciter Abdias !
*
* *
Un
surprenant silence, où crissait le vent sur le sable et dans les buissons
d’épineux, suivit les cris.
Rekab
attendit un moment avant d’approcher le corps d’Abdias pour le prendre dans ses
bras. Déjà, les mouches accouraient, alléchées par l’odeur de la mort. Sous la
surveillance glacée de Miryem, il le déposa dans le char, le recouvrit avec
soin, usant de gestes aussi tendres que ceux d’un père.
Barabbas
ne chercha pas à l’aider. Ses yeux demeuraient secs, mais ses lèvres
tremblaient. On eût dit qu’il cherchait les mots oubliés d’une prière.
Quand
Rekab redescendit du char, Barabbas fit face à Miryem. Il eut un geste
d’impuissance, de fatalité. Peut-être voulut-il la relever, puisqu’elle
demeurait accroupie sur le sol, recroquevillée comme si on l’avait frappée.
Mais il n’osa pas.
— Je
sais ce que tu penses, lança-t-il avec hargne. Que c’est ma faute. Qu’il est
mort à cause de moi.
Il parlait
trop fort dans le silence qui les entourait. Miryem pourtant ne broncha pas,
comme si elle ne l’avait pas entendu. Barabbas s’agita, tourna sur lui-même,
chercha le soutien de Rekab. Mais le cocher baissait la tête, immobile près de
la croupe des mules, les rênes dans les mains.
Barabbas
boitilla jusqu’à une roue, où il s’appuya.
— Tu
me condamnes, mais c’est la lance d’un mercenaire qui l’a tué !
Les
muscles bandés, il agita les poings.
— Abdias
aimait les combats ! Il aimait ça. Et il m’aimait, moi, autant que je
l’aimais. Sans moi, il n’aurait pas survécu. Quand je l’ai reçu entre mes bras,
il n’était qu’un enfant. Un morveux pas plus grand que ça.
Il se
frappa la poitrine avec violence.
— C’est
moi qui l’ai tiré des griffes des traîtres du sanhédrin, alors que les bonnes
gens comme toi avaient laissé crever de faim ses parents ! Je lui ai tout
donné. À boire, à manger ! Un toit pour se protéger de la pluie et du
froid. Voler pour vivre, se cacher, c’est avec moi qu’il l’a appris. Chaque
fois que nous allions au combat, je craignais pour lui comme un frère craint
pour son frère. Mais nous sommes des guerriers. Nous savons ce que nous
risquons ! Et pourquoi nous le faisons !
Il eut un
rire mauvais, plein de détresse.
— Moi,
je n’ai pas changé d’avis. Je n’ai pas peur. Je n’ai pas besoin de me plonger
le nez dans les livres pour savoir si je fais le bien ou le mal ! Qui
sauvera Israël, si on ne se bat pas ? Tes amies de Magdala ?
Miryem ne
bougeait toujours pas, insensible aux mots qu’il lançait sur elle comme des
pierres.
Incrédule,
impuissant, il observa cette indifférence. La douleur ravagea ses traits. Il
fit quelques pas, bancal, jeta les bras vers le ciel :
— Abdias !
Abdias !…
Autour
d’eux les criquets se turent. À nouveau le silence parut n’être que du vent
déchiré par les épineux.
— Il
n’y a plus de Dieu pour nous ! hurla Barabbas. C’est fini. Il n’y a plus
de Messie à attendre. Il faut se battre, se battre, se battre ! Il faut
trancher dans la chair des Romains ou être massacrés par eux…
Miryem,
enfin, redressa la tête.
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