Marie
qu’il était sincère. L’homme ne naissait
pas au monde ainsi qu’une pierre qu’on lâche au-dessus d’un puits. Il tenait
son destin entre ses mains.
Ils se
turent un instant, observant la vieille femme. Ride après ride, comme s’accumulent
dans les troncs des arbres les cercles indélébiles des saisons, s’offrait le
visage de toute une existence. On y devinait encore l’ancienne beauté de la
jeune fille, l’innocence qui avait façonné ses traits avant que la maturité,
les enfants, les joies et les peines ne les figent. Aujourd’hui, la longue
usure des épreuves et du labeur les rongeait, les dissolvant dans le masque
chaotique de la vieillesse. Pourtant ce visage célébrait la vie, la puissance
de la vie, et tout le désir que les humains en avaient.
Rompant le
silence, malgré l’épaisseur des murs, parvinrent les cris de l’un ou l’autre
des « prophètes » qui sermonnaient la foule des nouveaux venus. Parmi
les vociférations aux intonations menaçantes, ils distinguèrent les mots
« promesses, foudre, grand enlèvement, sauveur, de glace, du feu ».
L’homme les hurlait tour à tour en araméen, en hébreu, en grec.
Joseph
soupira.
— En
voilà un qui veut montrer qu’il est savant ! Cela doit plaire.
Comme pour
lui répondre, retentit au-dehors une brutale clameur. Deux ou trois centaines
de gorges hurlèrent les versets d’un psaume de David :
Dieu,
regarde la face de ton Messie,
Un seul
jour dans Tes cours vaut mieux que mille ailleurs,
Mon
Dieu j’ai choisi de rester au seuil de Ta maison…
Bien vite,
la voix du prophète reprit sa harangue vibrante.
— Si
l’Éternel n’en a pas fait un vrai prophète, s’amusa Joseph, au moins lui a-t-Il
donné une gorge digne d’annoncer des nouvelles dans le désert…
— Frère
Gueouél ne va pas s’apaiser à l’entendre, remarqua Miryem avec un demi-sourire.
— Gueouél
est plein d’orgueil et de présomption, grommela Joseph.
Miryem
approuva d’un signe.
— S’il
était plus humble, il saurait que nous, les femmes et les faibles, tous ceux
qu’il méprise, nous ressemblons à ceux qui crient dehors, déclara-t-elle avec
douceur. Simplement, nos cris font moins de bruit. Pour moi, ils sont à
plaindre autant que cette vieille devant nous. Ils souffrent autant qu’elle.
Leur douleur est de ne pas savoir où la vie les mène. De ne plus comprendre pourquoi
ils sont là. Ils se voient marcher sans but dans les jours à venir et
s’attendent à ce que la terre s’ouvre sous leurs pas et les entraîne dans un
abîme. Oui, je suis triste de les entendre s’époumoner ainsi. Ils craignent
jusqu’à la folie de voir la face de Dieu se détourner d’eux. Ils ne sentent
plus Sa main qui les guide vers le bonheur et vers le bien.
Joseph la
dévisagea intensément, interloqué. Ruth, qui se tenait en retrait dans la
pièce, observa elle aussi Miryem, comme si les paroles qu’elle venait de
prononcer étaient tout à fait insolites.
De ce
geste qui signalait son embarras ou sa perplexité, Joseph passa la main sur son
crâne chauve.
— Je
te comprends, mais je ne partage pas ton sentiment, pas plus que je n’éprouve
la crainte de ceux qui sont dehors. Un essénien, s’il se comporte avec justice,
pureté et pour le bien des hommes, sait où le temps de la vie le conduit :
auprès de Yhwh. N’est-ce pas le sens de nos prières et de nos choix : la
pauvreté et la vie commune dans cette maison ?
Miryem le
regarda bien en face.
— Je
ne suis pas essénienne et ne peux l’être, puisque je suis femme. Moi, je suis
comme eux. J’attends avec impatience que Dieu nous épargne demain les malheurs
dont nous sommes accablés aujourd’hui. C’est mon seul espoir. Et cet avenir
meilleur ne doit pas atteindre seulement une poignée d’entre nous. Il doit
concerner toute l’humanité qui peuple la Terre.
Joseph ne
répliqua pas. Ils donnèrent à boire à la vieille femme et, avec l’aide de Ruth,
Miryem lui lava le visage.
Le lendemain,
lorsque Joseph revint ausculter la femme, les vociférations n’avaient toujours
pas cessé à l’extérieur. Altérées, toutefois, car, dans la nuit, était arrivé
un nouveau « prophète ». Celui-ci, suivi par une vingtaine de
fidèles, exaltait la joie du martyre et la haine du corps humain, débile et
corruptible. Dès l’aube, à tour de rôle, ses fidèles se fouettaient parfois
jusqu’au sang, chantaient les louanges de Yhwh et
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