Marin de Gascogne
vivre… Dis-moi, c’est vrai que tu es allé à Chesapeake ?
— Oui, nous sommes même restés au mouillage en face de l’épave du Spite.
— Elle est encore là ?
— Oui, juste à l’endroit que Perrot et toi m’avaient dit.
Hazembat hocha la tête.
— Ça fait plus de quinze ans… Tu as entendu ça, Perrot ?
— J’ai entendu, oui, et ça me fait tout drôle : à force de raconter l’histoire, je finissais par me demander si elle était vraie !
Après la soupe, Bernard reçut la visite de François Labat. Hardit, qui approchait de la soixantaine, avait gardé sa prestance et son beau regard droit. Il portait une veste de coupe militaire et une grosse moustache grise lui barrait le visage.
— Hardit, dit Bernard, j’ai à vous transmettre le salut du brigadier Ducasse, de la gendarmerie de Bayonne.
— Ducasse ? C’est un intrépide, celui-là ! Il était à Fleurus et il a gagné ses galons au pont d’Arcole, à côté du Petit Caporal ! Et toi, mon garçon, t’es-tu couvert de gloire ?
— J’étais dans la marchande, vous savez, mais quand j’ai fait la course avec Lesbats, j’ai entendu pas mal de coups de canon.
— C’est une musique qui plaît aux oreilles des braves ! Je suppose que tu vas rejoindre la marine de guerre, maintenant ?
Bernard ne s’était pas encore posé la question. Depuis des mois, il vivait avec la seule idée de rentrer chez lui, mais son imagination n’allait pas jusqu’à se demander ce qu’il ferait ensuite.
— Je viens tout juste d’arriver.
— Tu as dix-neuf ans passés et l’âge d’incorporation est dix-huit ans. Il faudra que tu ailles voir le brigadier de gendarmerie pour régulariser ta situation. Tu le connais : c’est ton parrain Coutures qui était lieutenant de la garde nationale !
Il leva le verre que lui avait versé Rapinette.
— A la République, garçon ! dit-il. A la Grande Nation et à son sauveur, le général Bonaparte !
Bernard n’osa pas lui demander des nouvelles de son fils Angel, dit Capdemule, mais, quand il fut parti, il posa la question à Guitoun.
— Capdemule ? Il s’est établi chaudronnier à Toulouse et il prospère. Les royalistes relèvent la tête, maintenant qu’ils n’ont plus peur de se la faire couper !
Ils étaient une trentaine qui se pressaient, ce soir-là, dans la salle du premier étage à la Maison du Port. Le vin passait à la ronde. Un peu étourdi et gêné d’être au centre de l’attention générale, Bernard se mit à raconter, mais s’aperçut très vite qu’il n’avait pas grand-chose à dire qui pût être dit, surtout devant Pouriquète qui ne le quittait pas du regard. Ses démêlés avec Cournod, à la Guadeloupe, arrachèrent des grondements indignés. Le nom de Prunes Duvivier suscita des remarques ironiques sur les émigrés et les négociants qui s’en mettaient plein les poches. On fut intéressé par l’histoire du Perrec de Cadillac, rencontré à Popo : il avait des cousins Dupeyron à Toulenne. Mais c’est la fin héroïque de la Belle de Lormont qui souleva le plus d’enthousiasme. On la lui fit raconter trois fois.
— Praubinot ! dit Hazembate, les yeux pleins de larmes, et toi au milieu de tout ce carnage !
Au moment de partir, Pouriquète lui dit :
— Demain, c’est marché : j’irai de bon matin cueillir des tomates au jardin de Terrefort. Tu viendras m’aider ?
Le lendemain, à l’aube, Bernard accompagna Hazembate et Janote à la boutique Dubernet pour y prendre Pouriquète. Comme ils passaient devant l’église Saint-Gervais, un homme vêtu de noir sortit du presbytère. Bernard eut du mal à reconnaître Vital Lafargue dans ce personnage pâle et maigre, au regard d’ascète. Sa mère et sa sœur faisaient mine de l’ignorer. Il le salua.
— Ah ! c’est toi, Hazembat ? On m’avait dit que tu étais rentré. Comment vas-tu ?
— Un peu fatigué, monsieur l’abbé, et vous ?
— Tu vois, j’ai rouvert l’église, mais les fidèles ne s’y pressent pas. Ta mère, il y a au moins deux ans qu’elle ne s’est pas confessée, je parie ! Il est vrai qu’elle n’a pas grand-chose sur la conscience, la pauvre !
— Moi, je me suis confessé il y a trois mois, en Espagne.
Brièvement, il raconta sa rencontre avec Don Pedro à Cedeira.
— Tu as de la chance, dit l’abbé, de t’en être
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