Marin de Gascogne
ajouta-t-il d’un ton radouci, il dépend de moi que tu attendes comme suspect à la prison ou comme convalescent à l’infirmerie. Je vais t’affecter à l’apothicairerie. Pour le vieux Lambert, un aide ne sera pas de refus.
— Lambert, c’est celui qui a une jambe de bois ?
— Oui. Je vois à la façon dont tu es rasé et coiffé que tu as déjà eu affaire à lui.
Lambert avait été barbier chez un gentilhomme de Rouen qui se piquait de médecine. Il s’était engagé dans la marine pour échapper aux galères après avoir commis un menu larcin. Ayant perdu sa jambe sans gloire au cours d’un naufrage devant Ouessant en 1780, il était resté depuis vingt ans comme pharmacien à l’infirmerie où on l’avait soigné. Ne faisant pas mystère de ses nostalgies pour l’ancien régime, il en connaissait plus long sur les dessous de la marine, disait-il, que n’importe quel amiral.
Quand Hazembat lui confia ses appréhensions au sujet de la cour martiale, il haussa les épaules.
— L’histoire de l’ Argonaute ? C’est une affaire politique entre officiers. Si l’on avait dû te pendre, ce serait déjà fait !
Grâce à un usage judicieux de l’essence de térébinthe, Lambert parvenait à maintenir les punaises raisonnablement en respect. La vie à l’apothicairerie était douce et monotone. C’est à peine si, en faubertant le plancher ou en rangeant les bocaux sur les étagères poussiéreuses, Hazembat sentait des tiraillements dans son dos.
Un soir, vers le début de Messidor, Lambert, rentrant de la cantine, lui dit d’une voix légèrement avinée :
— Tu vas être content : il paraît que tes amis ont repris le pouvoir à Paris !
— Quels amis ?
— Pardi ! les Jacobins ! Tu es républicain, non ?
— Oui, je suis républicain.
— Alors, réjouis-toi : à ce que j’ai entendu, le Directoire est tombé entre les mains des régicides. On va en régler, des comptes !
Hazembat resta perplexe. Bien qu’il eût entendu le mot, il ne savait pas trop ce qu’était un régicide. Quant à la république, il ne connaissait personne avec qui en discuter. Depuis son entrevue avec l’enseigne d’état-major, nul n’avait répondu au signe de reconnaissance. Il se contenta de hausser les épaules en grommelant :
— On verra bien.
On ne vit rien. Les rumeurs feutrées qui arrivaient de l’extérieur concernaient surtout les cancans de la marine. Quelques jours plus tard, une surprise de taille lui fit oublier l’affaire. Un grand diable de premier maître en uniforme de bonne coupe vint frapper à la porte vitrée.
— Bernard Hazembat est ici ?
— C’est moi.
Ils se regardèrent un long moment sans rien se dire, puis le visiteur éclata de rire.
— Hilhdeputa ! Mes qu’es tu, Bernard ! Ne te conseis-hèvi pas ! Jo que soi Jantet !
— Jantet ! Mes com as crescut !
Il n’y avait rien de commun entre ce gaillard svelte, mais costaud, et l’apprenti charpentier à la minceur adolescente qu’Hazembat avait quitté, six ans plus tôt, aux chantiers de Bacalan.
Pleurant de joie, ils s’étreignirent. Hazembat sentit que, sur son dos, le bras de Jantet était raide.
— Et ta blessure ?
— Ça va ! J’ai appris à manier la varlope et le ciseau de la main gauche. Et puis, tu sais, un maître charpentier met rarement la main à l’ouvrage. C’est l’œil qu’il lui faut ! Et toi ? Tu as été blessé aussi ?
— Oh, je suis bon pour le service, maintenant !
— Il y a une place de timonier sur la Bayonnaise, si tu veux.
Hazembat expliqua alors la situation dans laquelle il se trouvait. D’un geste désinvolte, Jantet écarta le souci.
— J’en ai entendu parler. C’est le lieutenant de manœuvre qui trinquera ! A propos de trinquer, je te paie un pot à la cantine, viens !
En traversant la cour, Hazembat s’aperçut que Jantet avait toujours une bonne demi-tête de moins que lui. Pantalon blanc, ceinture de flanelle bleue, chemise à carreaux rouges et chapeau de paille goudronnée, c’était sa tenue réglementaire qui le faisait paraître plus grand. Mal à l’aise, Hazembat prenait conscience du délabrement de ses propres hardes. Le pantalon effiloché et trop court, la chemise de toile à voile grisâtre provenaient du dépôt où les vêtements prélevés sur les morts étaient redistribués aux vivants après
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