Marseille, 1198
étoffe volontairement
pour vous égarer… Alors pourquoi pas sa sœur ? Surtout si elle hérite des
tanneries. Cicéron n’a-t-il pas suggéré Cui bono , pour connaître les
raisons d’un crime ?
Fer ne répondit pas. Il n’avait pas l’habitude des
enquêtes criminelles et avait du mal à imaginer la jeune et jolie Constance en
meurtrière.
— Je n’y crois pas un instant, dit-il enfin,
car si elle avait voulu tuer sa sœur, elle l’aurait simplement fait assassiner
par des truands…
— C’est ce qu’elle a peut-être fait, mais si
on l’avait tuée dans une rue, tu aurais conduit une enquête, tandis qu’avec
cette étoffe, tu es persuadé que c’est Hugues des Baux.
— Je te l’accorde, mon ami. Mais pourquoi
serait-ce sa sœur ? Cela pourrait être n’importe qui voulant se défaire ou
se venger de Madeleine. Pourquoi pas un amant éconduit ?
— Je te l’accorde à mon tour, approuva
l’ancien cadi. Il faut donc savoir si Roncelin est oui ou non entre les mains
de Hugues des Baux avant de poursuivre des investigations.
Ils étaient arrivés sur une place [29] .
Devant eux s’étendait une haute muraille ponctuée de tours carrées [30] d’où dépassait un donjon rectangulaire crénelé. Hors les archères, la seule
ouverture était une porte fortifiée précédée d’un pont dormant qui surplombait
un fossé en partie comblé dans lequel poussait un grand figuier.
De l’autre côté, à gauche, une ruelle bordée de
petites maisons descendait vers une église. Face à eux, la muraille se dressait
devant la mer. Fer fit avancer son cheval jusqu’à une écurie avec une forge où
travaillait un maréchal-ferrant. Descendu de sa monture, il désigna l’enceinte
face à la mer.
— Le castrum a une autre entrée de ce
côté-ci, mais on ne peut l’aborder qu’en barque.
Il désigna ensuite la ruelle qui conduisait à
l’église.
— Ma pupille Alice habite cette grande maison
ocre, juste avant l’église Saint-Laurent. Nous irons chez elle tout à l’heure.
Ils se dirigèrent vers la tour rectangulaire au
sommet de laquelle flottait un étendard aux armes de Marseille. Les deux grands
battants ferrés du porche d’entrée voûté en ogive étaient ouverts. Ils
passèrent dans un petit corps de garde où se tenaient cinq hommes, en casaque
bleue et haubergeon, puis pénétrèrent dans une grande salle sombre d’une
dizaine de cannes de côté, éclairée seulement par deux flambeaux de résine et
un foyer dans une grossière cheminée. Quatre gros piliers soutenaient des
voûtes en arc d’ogive. La haute cheminée laissait échapper une telle quantité
de fumée que l’air était à peine respirable. Le plafond des voûtes était
couvert d’une épaisse couche de suie graisseuse, tout comme les armes et les
écus de bois et de fer pendus sur les murs.
Un long banc à dossier courait sur tout un mur.
Sur le sol en terre battue couvert de paille dormaient de gros molosses, tête
serrée dans leurs pattes avant.
Dès que son regard se fut habitué à la
semi-obscurité, Ibn Rushd reconnut l’intendant qui parlait avec un couple de
jeunes gens. Aussitôt que celui-ci les vit entrer, il mit fin à sa conversation
et se précipita vers eux en trottinant.
— Seigneur viguier, dit-il en s’inclinant,
j’ai trouvé ces jongleurs à mon retour. Ils veulent parler au vicomte et
refusent de me dire pourquoi. Sachant que vous alliez venir, je leur ai dit
d’attendre. Peut-être leur venue a-t-elle un rapport avec… ce qui s’est passé.
— Vous avez bien fait.
Fer s’approcha du couple. Un homme et une femme
qui n’avaient pas la vingtaine. Le garçon était petit, mais bâti en athlète
avec un visage imberbe très expressif. Il avait un teint olivâtre et un nez en
marmite, des yeux sombres mais rieurs, des cheveux noirs frisés comme les
mahométans et des lèvres épaisses. Celle de dessus, perpétuellement relevée,
lui donnait une expression comique. Ibn Rushd remarqua ses mains fortes et
noueuses qu’il serrait sans cesse l’une contre l’autre, comme pour calmer une
sourde inquiétude. Sous un mantelet à capuchon descendant aux genoux, il
portait une casaque matelassée de couleur turquoise et des grègues sombres.
Elle, plus grande que lui, rousse, une gorge
opulente sous un bliaut vert pomme lacé sous les bras, avec des manches amples,
fendues aux entournures, laissant apparaître une robe de lin claire. Son front
était large, ses
Weitere Kostenlose Bücher