Marseille, 1198
pommettes hautes, son nez fin et ses yeux curieusement
inquisiteurs sous de longs cils. Une petite bouche aux lèvres incarnates et une
charmante fossette au menton éclairaient son sourire.
Ils ne se ressemblaient pas. À leur vêture, ce
n’étaient pas de pauvres gens. Fer jugea qu’ils venaient peut-être d’Italie et
quand le garçon parla, après une profonde inclination du torse, il sut qu’il
avait vu juste.
— Bartolomeo Ubaldi, et ma sœur Anna Maria,
seigneur, dit-il en latin.
Sa sœur ? Il avait de prime abord songé à un
couple de mari et femme.
— Savez-vous qui je suis ?
— L’intendant du très haut et gracieux
seigneur Roncelin vient de nous le dire, noble viguier.
— Qui êtes-vous ? Pourquoi voulez-vous
voir le seigneur Roncelin ?
— Nous sommes des jongleurs… des ménestrels…
des musiciens aussi, noble seigneur. Nous arrivons de Rome en barque et nous
venions proposer nos services au très haut et gracieux seigneur vicomte avant
de poursuivre notre voyage jusqu’à Paris.
— L’avez-vous déjà rencontré ?
— Non, seigneur.
— Pensiez-vous qu’il allait vous recevoir et
vous engager sur votre bonne mine ? s’étonna Fer.
— Bien sûr, seigneur ! À Rome, nous
sommes reçus dans les plus nobles familles. Nous avons apporté des lettres
d’introduction. Nous espérons bien que le roi de France nous demandera de jouer
pour lui, sinon nous proposerons nos services à Richard, le duc de Normandie.
Aussi ce serait dommage pour le noble seigneur vicomte de ne pas nous faire jouer
ici…
Hugues sourit devant son audace.
— Je crains que vous ne puissiez rencontrer
le vicomte, mon garçon. Il est souffrant et se repose dans une de ses maisons
de campagne.
Le jeune homme parut interloqué, ne s’attendant
pas à cette réponse.
— Nous pourrions nous rendre là où il se
trouve. Nous sommes capables de le guérir uniquement par notre spectacle !
intervint la jeune femme. Nous avons déjà soigné ainsi des grands seigneurs,
des princes et même des cardinaux.
— Son médecin ne le lui permet pas, répliqua
sèchement Fer, pour faire comprendre que l’entretien était terminé.
Ibn Rushd le prit alors par le bras et l’entraîna
à l’écart pour lui parler.
— Ces jeunes gens pourraient nous être
utiles, Hugues…
— Comment cela ?
— Nous ignorons où est Roncelin, et ils le
cherchent aussi. Pourquoi n’iraient-ils pas aux Baux jongler, chanter et se
renseigner à cette occasion. Ils pourraient facilement apprendre si on y a
conduit récemment un prisonnier. C’est peut-être la seule chance que nous ayons
de savoir si Roncelin est là-bas au fond d’un cachot.
Fer ne répondit pas tout de suite, évaluant les
difficultés et les conséquences d’une telle proposition.
— Il faudra leur dire la vérité,
objecta-t-il.
— Il faudra la révéler tôt ou tard. Et comme
ils partiront sitôt que tu leur auras parlé, la rumeur ne se répandra pas.
— Mais s’ils refusent ?
— Ce sont des jongleurs ! Contre un sou
d’or, ils accepteraient n’importe quoi !
Le viguier hocha du chef et revint vers les
Italiens.
— Savez-vous tenir votre langue ?
— Nous sommes invités dans les plus
importantes familles, seigneur ! Tout ce que nous voyons et entendons,
nous l’oublions, s’offusqua la femme.
— Peut-être, mais si le bruit se répand, je
saurai que c’est vous… (Il inspira profondément et parla un ton plus bas.) Personne
ne le sait… Le vicomte Roncelin a disparu, il pourrait avoir été enlevé.
Les deux jeunes gens parurent décontenancés.
— Cela s’est produit hier.
— Tant pis pour nous ! fit Bartolomeo en
haussant les épaules et écartant les mains.
— Son ravisseur pourrait être un seigneur
hostile à Marseille, Hugues des Baux. Accepteriez-vous de vous rendre à son
château et de jouer là-bas ? C’est à trois jours d’ici.
— Pourquoi ?
— Vous pourriez découvrir que Roncelin est
prisonnier, et revenir me le dire.
— Cette affaire ne nous regarde pas,
seigneur, répondit Bartolomeo d’un ton froid.
— Je vous payerai, bien sûr.
— Que ferons-nous de votre argent si on
découvre qu’on est des espions ? On nous pendra, c’est tout ce que nous
aurons gagné ! rétorqua l’italien.
— Vous n’êtes pas des espions ! Vous
venez de me dire que vous alliez à Paris. Vous n’avez qu’à vous arrêter en
chemin au château des Baux et à
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