Marseille, 1198
ouvrir l’œil. Si vous n’apprenez rien, ne
revenez pas ici. Au contraire, si vous découvrez que Roncelin est là-bas, revenez
me le dire et je vous donnerai trois sous d’or. Vous ne prenez aucun risque.
Bartolomeo regarda sa sœur qui restait impavide.
Il connaissait cette expression, elle n’était pas d’accord avec lui.
— Nous devons en parler entre nous,
proposa-t-il, conciliant. Nous viendrons vous trouver pour vous dire ce que
nous avons décidé.
Fer ravala sa contrariété et les laissa partir.
Quant à Ibn Rushd, il trouvait étrange que ces comédiens n’aient pas accepté
tout de suite. Mais tout n’était-il pas étrange dans la disparition de
Roncelin ?
Chapitre 9
S ortis
du château Babon, les deux jongleurs italiens se dirigèrent vers leur auberge,
un peu plus loin dans la Grand-Rue.
— C’est toi qui prends les décisions puisque
tu es l’aîné, Bartolomeo, mais nous aurions dû accepter, lui reprocha-t-elle.
— Pour nous retrouver à faire la giguedouille
au bout d’une corde ? Nous avons une lettre à donner, et rien
d’autre !
— La donner à qui ? s’irrita-t-elle. Il
ne nous reste qu’à rentrer à Rome, mais crois-tu qu’on va nous récompenser si
nous revenons sans avoir rien fait ? Le saint pontife pourrait bien nous
jeter au fond d’un cachot du château Saint-Ange pour avoir échoué.
Il lui jeta un regard inquiet, puis resta boudeur
et silencieux durant un long moment, ne sachant que proposer. Comme il voyait
qu’elle faisait semblant de l’ignorer, il ironisa :
— Quand bien même nous irions au château du
seigneur des Baux et que nous y découvrions Roncelin, qu’est-ce que ça
changerait ? Irons-nous lui donner la lettre dans son cachot ?
Elle ne répondit pas, non parce qu’elle était
fâchée, mais parce qu’elle n’avait pas de réponse.
— Et si on demandait conseil au juge
ecclésiastique de l’évêché, puisque c’est le pape qui l’a envoyé à
Marseille ? suggéra-t-il en lui prenant la main.
— Le Saint-Père nous a fait jurer de ne rien
dire à personne ! répliqua-t-elle en se dégageant avec brusquerie.
— Il n’avait pas prévu ce qui nous arrive, et
le camerarius nous a dit que ce juge avait toute sa confiance, ronchonna
Bartolomeo.
Le mois de février peut être glacial à Rome,
c’était le cas cette année où le vent du nord pénétrait partout. Le Tibre même
avait gelé et Bartolomeo et sa sœur Anna Maria avaient perdu leur protecteur.
Ils vivaient chez le cardinal Ubaldi depuis la mort de leur mère qui avait été
la maîtresse du saint homme. Ne disait-on pas qu’ils en étaient les enfants,
bien qu’ils lui ressemblassent si peu ?
Certes Ubaldi les avait couchés sur son héritage
et leur avait laissé un peu d’argent, mais ils avaient dû trouver à se loger.
Vivre à Rome coûtait cher, même pour des jongleurs réputés comme eux.
Bartolomeo avait vingt ans et sa sœur un de moins.
C’est leur mère qui leur avait appris le métier de jongleur. Comme les
troubadours, les jongleurs chantaient et jouaient de la musique, mais faisaient
aussi des tours de magie, du mime et des acrobaties. Beaucoup ne cherchaient
qu’a faire rire en utilisant les moyens les plus vulgaires, plus rares étaient
ceux qui voulaient élever l’âme de leur public, comme leur mère.
Elle jouait de la harpe en contant des chansons de
geste et la vie des saints dans les cours seigneuriales de Rome où elle était
respectée et admirée. Enfants, Bartolomeo et Anna Maria jonglaient et faisaient
mille grimaces auprès d’elle. À sa mort, ils avaient continué en reprenant son
répertoire d’histoires saintes qu’Anna Maria chantait au son d’un psaltérion [31] ,
plus facile à transporter que la harpe, tandis que son frère faisait des tours
d’adresse et des jongleries assortis de mimiques qui auraient déridé un mort.
Leur spectacle était éblouissant, aussi les
invitait-on dans les plus grandes cours où ils restaient souvent une semaine,
surtout l’hiver où les soirées étaient si longues. Quand ils partaient, on leur
offrait des robes, des pelisses et parfois des bijoux. Depuis quelques mois,
ils avaient modifié leur répertoire en jouant des Mystères de la Passion. Ils
obtenaient désormais un succès encore plus vif en représentant des saynètes
qu’Anna Maria inventait et qui s’intitulaient : « Le Seigneur
riant avec sa mère en mangeant des pommes », « La
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