Marseille, 1198
Nous serons seuls et nous n’aurons
qu’à céder ou à partir.
— Ce n’est pas possible ! se lamenta
Vivaud. La première chose que fera Hugues sera de taxer nos marchandises pour
payer des Cottereaux. Il fera à nouveau valoir ses droits sur la Provence et
nous entraînera dans la guerre. Ce sera la ruine pour nous !
— Nous en reparlerons demain, grimaça Fer. La
nuit porte conseil. Tu sais aussi que ma galère n’est pas rentrée… J’ai besoin
d’argent, tout de suite. Botin me prêtera ce qui m’est nécessaire pour payer ma
tartane qui appareille dans trois jours… Mais si la galère tarde trop, ou si
elle ne revient pas – Dieu nous en garde –, j’aurai besoin de ce que
je t’ai prêté pour affréter de nouveaux navires. Quand pourras-tu me le rendre ?
— Je vais recevoir plusieurs paiements qui ne
sauraient tarder… répondit Vivaud, mal à l’aise.
— Je compte sur toi, fit Fer en l’accolant.
Nous nous verrons au Tholoneum, demain matin.
Chapitre 10
L e
lendemain, aux aurores, des flocons épars voletaient et commençaient à blanchir
la boue des rues quand Hugues de Fer reçut le prêteur juif Samuel Botin qu’il
avait fait prévenir la veille par un serviteur.
À Marseille, la puissante communauté juive était
respectée et faisait partie de la bourgeoisie négociante. Il en avait été de
même à Paris durant le règne de Louis VII, le père de Philippe II,
mais arrivé sur le trône, le jeune roi avait confisqué les biens des juifs
avant de les expulser de France. Il avait même fait abolir les dettes envers
eux, pour autant que les débiteurs en versent un cinquième à son trésor.
C’était une œuvre pieuse, s’était-il justifié, en obtenant l’aval de l’Église
pour avoir transformé les synagogues en églises.
Ces persécutions n’étaient pourtant que peu de
choses comparées à celles du prince Jean en Angleterre. On racontait qu’il
avait fait arracher, chaque jour, une dent à un juif jusqu’à ce qu’il paye une
énorme rançon. Cela expliquait pourquoi les juifs marseillais étaient
particulièrement dévoués à leur ville.
Samuel Botin était certainement celui qui avait
tissé les plus solides liens de confiance avec la bourgeoisie. Moyennant un
faible taux d’intérêt, les négociants lui confiaient une partie de leur
trésorerie et Botin prêtait cet argent à des taux supérieurs, mais en prenant
tous les risques. Il finançait ainsi la construction, l’armement et
l’affrètement de navires, sans compter les nombreuses associations commerciales
auxquelles il participait, généralement avec Guillaume Vivaud. Bien qu’il ne
soit pas consul, il avait un rôle politique de premier plan. Ainsi, quand les
Sarrasins avaient menacé Marseille, il avait armé à ses frais une galère de
guerre pour défendre la cité.
Fer le reçut dans sa grande salle et lui présenta
son ami Ibn Rushd. Botin était un vieil homme ridé et édenté qui ne faisait
jamais étalage de sa fortune. Quel que soit le jour de la semaine, quand il
n’était pas chez lui, il portait un bonnet carré et un manteau de drap grossier
avec un col de fourrure mité sous lequel on distinguait une tunique de laine à
la couleur passée. Seules concessions à son confort, de larges bottes fourrées
et une belle ceinture en argent à laquelle il accrochait un étui contenant son
nécessaire d’écriture.
Empreint de curiosité, le juif questionna l’ancien
cadi de Marrakech sur la communauté juive en Espagne et Ibn Rushd s’intéressa
aux opérations de financement du prêteur. En parlant ainsi, ils découvrirent
qu’ils avaient des amis communs à Cordoue et si Fer les avait laissés seuls,
ils auraient passé la journée à caqueter. Mais le viguier devait se rendre à la
réunion des consuls, aussi les interrompit-il pour aborder ses soucis
financiers. Après avoir informé le prêteur du retard de sa galère, il lui
confia qu’il avait besoin d’un prêt jusqu’à ce que son navire arrive ou que
Vivaud lui rembourse les deux mille sous qu’il lui devait.
Inquiet, Botin l’interrogea, car il avait aussi
une part dans les bénéfices de la galère à travers son association avec Vivaud.
Hugues de Fer lui raconta ce qu’il savait : le navire rapportait le
produit de ventes de savon et de draps faites à Chypre. On lui avait appris
qu’il avait quitté l’île depuis plusieurs semaines. Son capitaine avait-il pris
le chemin du retour et le
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