Marseille, 1198
cheveux longs, c’était pour dissimuler ses traits
grossiers et ses oreilles pendantes.
Sur le même banc, de l’autre côté de Vivaud, se
tenait Benoît Aurélien, syndic de la corporation des tanneurs et gros vendeur
de cuir vers l’Espagne. Comme toujours lors des réunions municipales, sa tête
de furet était penchée en avant tandis qu’il égrenait les perles de son
chapelet en remuant silencieusement les lèvres.
En face de Vivaud, le riche négociant de drap
Pierre Barthélémy, qui avait des comptoirs chez les Lombards, les Pisans, les
Génois et les Syriens, était un homme corpulent aux yeux sombres et au regard
lointain qui ne laissait jamais rien paraître de ce qu’il pensait. Il était à
côté de son ami Grégoire Ratoneau, importateur d’épices et d’armes de Damas.
Ratoneau avait la peau mate et le nez busqué. Large d’épaules, hardi et
pénétrant, c’était un homme d’un tempérament cruel et violent. On disait qu’il pratiquait
facilement la piraterie. Il était redouté des pêcheurs barbaresques qu’il
faisait fouetter à mort, tant il haïssait les infidèles, peut-être à cause de
son origine orientale.
Enfin le dernier consul était Antoine Ansaldi, le
procurateur de la confrérie du Saint-Esprit, petit homme vigoureux au visage
osseux, très imbu de son importance de prêtre, de chef de l’hôpital de la ville
et de noble chevalier.
La confrérie du Saint-Esprit était un ordre à la
fois religieux et laïc fondé en 1180 par un Templier, fils du comte de
Montpellier. Si c’était un ordre charitable qui avait pour but de construire
des hôpitaux et de soulager la maladie, c’était aussi une organisation quasi
militaire, peu différente de celle des chevaliers de Saint-Jean ou des Templiers.
Le Saint-Esprit rassemblait à la fois des frères et des sœurs religieux, des
clercs, des oblats et des notables. Au sommet de l’ordre se trouvaient les
chevaliers et chaque hôpital était dirigé par un procurateur, prêtre et
chevalier. On les reconnaissait à la double croix blanche sur leur écu et leur
manteau : une croix à huit branches, comme les hospitaliers, mais dont les
deux parties supérieures étaient remplacées par une seconde croix plus petite.
Partout où l’ordre s’installait, son essor était
immédiat, car il proposait le salut éternel à ceux qui lui faisaient des
donations ou lui accordaient des privilèges. À Marseille, où elle s’était
établie dix ans plus tôt, la confrérie du Saint-Esprit avait construit son
hôpital sur une butte derrière le cimetière des Accoules. Le vicomte Barrai lui
avait accordé l’exemption de toutes servitudes. En quelques années, l’hôpital
était devenu si riche, grâce aux aumônes et aux dons, que le conseil de la
ville avait décidé de le contrôler. Chaque année, deux consuls, qu’on appelait
les recteurs du Saint-Esprit, étaient désignés pour vérifier ses comptes.
L’ingérence du conseil communal dans le
fonctionnement de l’hôpital, et donc indirectement dans la confrérie, avait
fortement déplu à la maison mère qui avait nommé Antoine Ansaldi comme
procurateur afin d’y remédier.
Ansaldi était le cadet d’une famille noble de
Montpellier qui avait pris la croix avant de rejoindre l’ordre. Homme
énergique, bon administrateur ne s’embarrassant guère de scrupules quand il
s’agissait des intérêts du Saint-Esprit, il avait très vite été membre du
conseil supérieur de la confrérie. Depuis qu’il dirigeait l’hôpital de
Marseille, il était parvenu à modifier radicalement les rapports entre la
maison marseillaise et les consuls. Dans une politique d’ouverture, il avait
reçu beaucoup de bourgeois comme membres laïcs de l’ordre. Le consul Benoît
Aurélien, qui était recteur, donc chargé de la vérification des comptes,
l’avait rejoint et, l’année précédente, Antoine Ansaldi s’était lui-même fait
élire consul grâce à ses soutiens dans la bourgeoisie marchande. Tout
naturellement, il avait lui aussi reçu la charge de recteur.
Ainsi c’étaient deux membres de la confrérie qui
étaient chargés de la surveiller, et l’un d’eux en était le procurateur !
Cette situation déplaisait à Hugues de Fer, mais il n’avait pu s’y opposer.
Antoine Vivaud en avait aussi perçu les dangers. Les desseins de l’ordre du
Saint-Esprit n’étaient pas ceux des marchands et des armateurs pour qui les
échanges avec l’Orient étaient source
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