Mathieu et l'affaire Aurore
jetée en bas du perron, à la maison.
— Je n’ai jamais fait ça.
— Vous n’avez jamais fait ça ?
Elle choisit là encore de ne pas répéter sa réponse.
L’anecdote pouvait être vraie. Dans la salle, tout le monde comprenait l’aversion d’une enfant pour une marâtre susceptible de devenir une belle-mère.
— Et votre petite sœur, vous-même, vous l’avez frappée, n’est-ce pas ?
— Aurore ? Non.
— Jamais?
Elle se mura de nouveau dans le silence, le front buté, les lèvres serrées.
— Vous ne vous êtes jamais chicanée avec elle ?
— Oui, parfois.
Prétendre le contraire aurait été un mensonge évident.
Tout le monde se disputait avec ses frères et sœurs.
— Combien de fois ?
— Je n’ai pas compté.
— Vous passiez votre temps à vous chicaner avec elle.
Vous l’avez même battue.
— Non, je ne l’ai jamais battue, cria-t-elle, et je ne passais pas mon temps à me chicaner avec elle.
Passé midi, la petite fille se trouvait maintenant soumise à un interrogatoire depuis près de trois heures. Si celui du procureur de la Couronne s’était déroulé sur un ton bien veillant, cet avocat se montrait hostile, accusateur. La fatigue commençait à faire son œuvre.
— Vous étiez jalouses l’une de l’autre, affirma l’homme en se plantant devant elle.
— Ce n’est pas vrai. C’est elle qui disait ça.
— Elle disait ça ?
Le juge se mêla encore de la conversation pour en changer le ton.
— Qui, elle ?
— Maman.
Francœur secoua la tête, comme découragé par une enfant démontrant autant de mauvaise foi. Puis, il l’amena longuement sur le sujet de la blessure qu’Aurore avait au pied pendant l’été de 1919. Dans une rafale de plus de quinze questions, il chercha à lui faire confirmer la version maternelle sur la responsabilité de garçons du voisinage. Puis, il tenta de démontrer combien Marie-Anne Houde s’était révélée une mère attentive, à cette occasion.
— Le docteur y est-il allé plusieurs fois ?
— Oui, il est venu plusieurs fois.
Le juge craignit une confusion dans l’esprit des jurés.
— Est-ce quand elle est morte ça, ou... ?
— Non, quand elle a eu mal à son pied. Il n’est pas venu avant sa mort, sauf le dernier jour.
L’avocat devait faire contre mauvaise fortune, bon cœur.
Le magistrat tenait à ce que les deux événements, ceux d’août 1919 et de février 1920, paraissent bien distincts à toutes les personnes présentes à l’audience.
— Donc, avant son séjour à l’Hôtel-Dieu, précisa-t-il.
— Oui.
Malgré l’heure tardive, l’avocat ne souhaitait pas voir les jurés se retirer pour dîner avec, en tête, la sévérité des sévices infligés à la victime. Les conversations pendant le repas cristalliseraient ce souvenir, il prévaudrait au moment du verdict. Mieux valait, pour le bénéfice de sa cliente, terminer sur les turpitudes d’Aurore.
— Couchiez-vous dans le même lit que votre sœur ?
— Non.
— Vous n’avez jamais couché dans le même lit ?
— Non
— Jurez-vous ça ?
L’homme affichait l’allure de celui qui en savait beaucoup, à ce sujet. Le «Oui» se révéla à peine audible. L’air sévère, les sourcils froncés, il demanda :
— Il y avait un lit double dans cette chambre-là ?
— Oui.
— Et jurez-vous, Marie-Jeanne, que vous n’avez jamais partagé votre lit avec Aurore ?
— Oui... non... oui.
Des larmes perlaient aux yeux de la petite fille. Elle chercha le regard de Mathieu, l’avocat prit soin de la contrecarrer en se plaçant devant elle.
— Dites-vous jamais ?
Les larmes coulèrent sans retenue, des sanglots secouèrent les petites épaules.
— Pourquoi pleurez-vous ? Tantôt, vous avez répondu à l’autre avocat sans broncher et sans pleurer. Vous êtes toujours sous serment...
— Parce que je suis fatiguée.
— Répondez à ma question: jurez-vous, Marie-Jeanne, que vous n’avez jamais couché avec votre petite sœur Aurore ?
— Je ne me rappelle pas, au juste.
Prétendre avoir oublié une chose aussi simple que celle-là ne convaincrait personne. L’avocat de la défense regarda les jurés, comme pour les prendre à témoin de ce faux témoignage, puis il insista encore.
— N’est-il pas vrai que vous couchiez ensemble en haut, dans un lit double et que votre mère vous a empêchées de continuer, pour des raisons que vous connaissez ?
Le sous-entendu fit sursauter la petite fille.
— Ça, ce
Weitere Kostenlose Bücher