Mathieu et l'affaire Aurore

Objection,
    Votre
    Honneur,
    dit
    Francœur.
    Mon
    collègue refait le procès de Marie-Anne Houde.
    Le juge Déry n’eut pas le temps d’intervenir, déjà Lachance reprenait en acquiesçant de la tête :
    — Non, nous parlons de ton père. Tu ne te souviens de rien d’autre au sujet de sa façon de traiter Aurore ?
    L’enfant fit «non» de la tête, visiblement troublé de décevoir son interrogateur.
    — Ce n’est pas grave. Tu te souviens de la mort d’Aurore ?
    — ... Oui.
    Quelques phrases permirent d’inventorier les plaies couvrant le corps de la fillette à cette époque. Par la même occasion, il démontra que sa maîtrise des conventions pour marquer le temps ne s’était pas améliorée depuis son dernier passage à la cour. Les jours, les semaines, les mois, tout cela se confondait dans sa tête.
    Le substitut du procureur céda sa place à l’avocat de la défense. Francœur avait déjà voulu discréditer ce témoin à la fois docile et visiblement un peu limité. Cette fois, au lieu de tenter de l’emmêler dans ses contradictions, il s’attacha à démontrer combien Télesphore, depuis l’été précédent, se trouvait manipulé par son épouse.
    Tout y passa : la blessure au pied, les accusations mensongères portées contre de petits voisins, le vol d’un ornement de la sainte table pour en accuser Aurore, les excréments semés un peu partout.
    Au gré de ses questions, l’avocat de la défense tissait lentement une auréole à son client.
    — Ton papa était bon pour toi ?
    — Oui.
    — Il a bien pris soin de toi ?
    — Oui. Il n’a rien fait de mal à part battre Aurore avec le fouet à bœufs et la hart.
    Tout le monde n’aurait sans doute pas partagé son avis sur la bénignité de ce traitement, mais le plaideur pariait que les membres du jury lui trouveraient un côté raisonnable.
    — Si ta maman n’avait pas conté toutes ces menteries sur le compte de ta sœur, jamais il ne l’aurait battue comme ça, n’est-ce pas?
    Mathieu jeta un regard en biais à son patron. Celui-ci ne s’objecta pas. Pourtant, son adversaire soufflait la réponse au témoin.
    — Non, il ne l’aurait pas battue.
    —Je n’ai plus de question, Votre Honneur.
    Cette fois encore, l’enfant se révélait un excellent témoin de la défense. Pendant que Georges cédait sa place à Gérard, Fitzpatrick expliqua à voix basse :
    — S’objecter à cette manipulation ne servait à rien. Ce gamin charge sa mère, déjà condamnée à mort, pour innocenter son beau-père. Bienheureux les innocents, le royaume des cieux leur appartient.
    Le stagiaire grimaça à cette référence biblique.

    *****
Gérard présentait une mine plus éveillée. Son témoignage précédent s’était déroulé sur un lit d’hôpital. Les habitués des procès furent heureux de constater combien 11
    avait récupéré.
    Cette fois, ce fut à Arthur Fitzpatrick de se livrer à l’interrogatoire pour le compte de l’accusation. D’une façon studieuse, l’adolescent reprit le long récit des actes de violence du père contre sa fille. Dans un silence morbide, il termina sur une raclée à coups de fouet.
    — Est-ce la seule fois où tu l’as vu utiliser le fouet à bœufs ?
    — Non. L’automne dernier, il a battu Marie-Jeanne avec.
    Le substitut du procureur réussit à faire identifier les différentes armes utilisées par Télesphore pour maltraiter la victime. Au gré de l’interrogatoire, il s’avéra que l’homme passait le plus clair de son temps à l’extérieur de la maison.
    Cela servait les intérêts de la défense. Non seulement l’accusé ne voyait pas sa femme exercer des sévices, mais les traces de ceux-ci étaient peu visibles, à cause des vêtements.
    — Devant ton père, ta mère parlait-elle parfois des mauvais traitements qu’elle faisait subir à ta petite sœur ?
    — Elle l’a fait une fois, à table.

    — Qu’est-ce que ton père a répondu ?
    — Il n’a pas parlé, il était fâché.
    Contre sa femme ? Contre sa fille ? À cet instant, Fitzpatrick choisit de dire au juge :
    —Je n’ai plus de question, Votre Honneur.
    Déry contempla l’horloge, sur le mur. Il restait suffisamment de temps pour clore la preuve de l’accusation avant l’ajournement jusqu’au lendemain.
    — La défense peut interroger le témoin.

    *****
    Francœur quitta sa place en affichant un air satisfait. Ce garçon servait très bien ses intérêts. Il convenait de le garder dans les mêmes