Mathieu et l'affaire Aurore
la petite fille quitta son siège. L’usage voulait que l’on témoigne debout, cette fois, elle allait s’y plier.
— Les derniers jours, commença Fitzpatrick, mettons deux jours avant le décès, que croyez-vous qu’il allait arriver à Aurore ?
— Elle dépérissait sans cesse, je savais qu’elle allait mourir.
— Pendant ces jours-là, est-ce que votre père a parlé de faire venir le médecin ?
— ... Non.
L’avocat de la Couronne tissait sa toile afin d’obtenir au moins une condamnation pour négligence criminelle. Si une adolescente reconnaissait l’état critique de sa sœur, un adulte aurait dû faire preuve du même discernement.
— Avez-vous dit à votre mère ce que vous pensiez de la gravité de l’état d’Aurore ?
— Oui.
— Qu’a-t-elle répondu ?
— Elle a dit : «Je vais être débarrassée. Je vais me croire au paradis. »
Après un bon moment passé à évoquer les motifs du silence de la fillette devant les souffrances de sa sœur, il demanda:
— Que pensiez-vous du comportement d’Aurore ?
— ... Elle était sage, obéissante.
— Votre mère insistait pourtant pour l’accuser de toutes sortes de choses...
— C’étaient des menteries !
La protestation vint très vite, avec une certaine véhémence. Le substitut du procureur continua.
— Elle la traitait de voleuse, de malpropre, d’impure..
— Tout cela, c’étaient des inventions pour que papa la punisse.
Formulée ainsi, cette précision ne servait pas vraiment la cause de l’accusation.
— Selon vous, quelle fut la pire chose arrivée à Aurore, aux mains de ses parents ?
Marie-Jeanne rougit violemment; Mathieu devina qu’un souvenir scabreux lui revenait à la mémoire. Elle énonça tout bas :
— En janvier, maman est montée à l’étage et elle a demandé à Aurore de la suivre.
— Votre père était là ?
— Oui, il fumait dans la cuisine. Elle a pris le pot de chambre et l’a forcée à en manger le contenu.
Après le procès de Marie-Anne Houde, tout le monde s’attendait à entendre une nouvelle évocation de cette scène.
S’y attendre ne changeait rien à l’horreur. La confidence, presque inaudible, laissa l’assistance interloquée.
— Quand elle est redescendue, continua Marie-Jeanne, comme pressée d’en finir, cela lui coulait ici et là.
De ses mains gantées de couventine, elle désigna le pourtour de sa bouche. Mathieu constata qu’elle désignait la zone de son visage toujours couverte de gerçures. Le lien le troubla.
— Votre père a aussi constaté cela ? demanda encore le magistrat.
— Oui.
Fitzpatrick attendit que le juge traduise à la fois sa question et la courte réponse, puis il déclara :
— Je n’ai plus de questions, Votre Honneur.
Marie-Jeanne esquissa le geste de quitter sa place.
— Non, ma petite, la retint Déry. Vous devez encore répondre aux questions de la défense.
Devant la mine déconfite du témoin, il ajouta :
— Ne vous inquiétez pas, ce sera vite fini, et pas trop difficile.
L’homme avait eu des échos de la première comparution de ce témoin. Il entendait lui éviter un traitement indélicat.
Des yeux, il regardait Francœur et son collègue, comme pour les mettre au défi de le contredire.
*****
Après cette mise en garde, Armand Lavergne s’adressa au magistrat :
— Tout à l’heure, je n’ai pas voulu m’opposer sans cesse afin de ne pas troubler le témoin. Je comprends combien les événements sont terribles pour elle.
L’entrée en matière visait à faire amende honorable.
La suite serait plus lourde de reproches.
— Nos savants confrères ne cessent pas de rappeler les mauvais traitements infligés par Marie-Anne Houde à la victime. Le procès de cette dernière est terminé. Pour que ces arguments soient recevables aujourd’hui, il faudrait d’abord prouver la complicité de l’accusé avec sa femme.
— Vous croyez ?
Visiblement, le magistrat ne partageait pas cette conviction.
— Voici une enfant de dix ans, poursuivit-il, qui pendant six mois subit un martyre dans la maison de l’accusé. Il y a là une forte présomption que non seulement ce dernier ait eu connaissance des faits, mais aussi qu’il ait permis que ces événements se produisent.
— Il ne le savait pas.
Le juge traduisit son argument en anglais, ce qui lui donna le temps de réfléchir à sa répartie. Il revint ensuite à son interlocuteur.
— Monsieur Lavergne, je vais donc faire une
Weitere Kostenlose Bücher