Mathieu et l'affaire Aurore
pouvant tout faire de ses mains, il ne verse jamais un sou à personne. Et en exécutant des travaux pour les gens moins habiles que lui, il obtient leur argent.
Dans la pièce attenante, une horloge sonna neuf heures.
Dans les fenêtres des maisons voisines, on ne voyait plus de lumière. Ces gens-là se couchaient tôt. Mathieu décida de ne pas devenir une nuisance pour ses hôtes. Il avala le reste du repas sans plus poser de questions, refusa la tasse de thé en disant:
— Vous allez m’excuser, je préfère gagner ma chambre tout de suite. La journée a été longue, et j’aimerais lire un peu avant de souffler ma lampe. Vous comprenez, les examens viennent rapidement, à l’université.
Les Mailhot ne firent rien pour le retenir. Après une toilette sommaire, il se réfugia dans la chambre rouge.
*****
Sur le chemin du retour, le train s’arrêta un peu moins souvent qu’en matinée. Pourtant, le docteur Caron ne posa pas le pied sur le quai du port de Québec avant onze heures.
Il prit un taxi avec le docteur Marois, déposa d’abord celui-ci à l’entrée de son domicile, puis arriva enfin rue Claire-Fontaine.
La porte s’ouvrit devant lui avant même que l’homme ne glisse sa clé dans la serrure.
— Oh ! Pourquoi m’as-tu attendu si tard? déclara-t-il à sa femme.
— Va donc savoir. Pourquoi une épouse attend-elle son vieux mari ?
Il lui fit la bise, se débarrassa de son paletot et de son chapeau avant de pénétrer dans le salon. Elise, calée dans un fauteuil, une tasse de café à la main, lui lança, un peu narquoise :
— Moi, c’est parce que je suis une bonne fille.
Elle avait entendu l’échange précédent.
— La meilleure, répondit-il en posant les lèvres sur son front.
L’homme se laissa choir dans un canapé, poussa un long soupir.
— Je t’ai gardé un repas bien au chaud, précisa sa femme.
Cela te fera du bien.
— Je te remercie, mais je ne pourrai rien avaler ce soir.
— La journée a été difficile ?
— Pire que cela. Je pensais avoir tout vu, mais la vie me réservait encore une mauvaise surprise.
Les deux femmes choisirent de ne ‘pas le replonger dans l’horreur par leurs questions. Le bruit d’une petite souris se fit entendre dans l’embrasure de la porte de la pièce. Estelle se tenait bien droite, une petite silhouette blanche dans sa robe de nuit, un ourson en peluche dans les bras.
— Oh ! Ma belle, je t’ai réveillée, je pense.
Elle fit un geste d’acquiescement de la tête.
— Si tu veux, je vais aller te lire une histoire afin de te rendormir.
La gamine donna son assentiment d’un autre mouvement du chef. Caron adressa un sourire à sa femme et à sa fille en se levant.
— Ne passe pas la nuit debout, conseilla la première. Tu auras une journée très occupée, demain.
— Promis.
Il continua à l’intention d’Estelle :
— Tu as une histoire susceptible de nous endormir tous les deux ?
— Le Petit Chaperon rouge ?
— Celle avec le loup ? J’espère ne pas avoir trop peur.
— Je serai avec toi.
La petite présence le rassurerait certainement. Les deux femmes le regardèrent quitter la pièce, un peu inquiètes.
*****
Mathieu avait d’abord tenté de s’absorber dans le Code civil de la province de Québec. Son entêtement ne donnait rien: les mots dansaient sous ses yeux. Un bruit de scie attaquant un crâne grinçait dans sa tête, des viscères sanglants couvraient les pages, l’odeur d’un intestin fendu sur toute sa longueur emplissait ses narines.
Ce bruit, ces odeurs, ces visions alternaient avec ceux de son champ de bataille intime, celui enfoncé dans son âme depuis les Flandres.
— Je ne peux tout de même pas aller courir les rangs, grommela-t-il avec rage. Non seulement je peux crever de froid, mais l’un ou l’autre de ces cultivateurs risque de décharger son calibre 12 dans ma direction.
Quant à marcher eh rond dans cette maison jusqu’à tomber d’épuisement, il ne pouvait l’imposer à ses hôtes.
A la fin, le jeune homme chercha une feuille de papier et son stylo à plume dans son petit sac de voyage, se servit de son Code comme d’une écritoire.
Très chère Flavie,
Tu ne liras peut-être jamais cette lettre.. Mais au moins, en traçant ces mots, ma tête s'emplit de tes grands yeux, des plis rieurs à leur commissure, des lèvres rouges, de l’odeur poivrée de tes cheveux...
Pendant de longues minutes, le jeune homme poursuivit son énumération,
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