Mathilde - III
gardes car
sa bonne amie n’employait pas d’ordinaire le nous de majesté pour
parler d’elle-même.
–
Précisément, reprit celle-ci radieuse, et c’est là ma
surprise. Devinez qui m’accompagne ?
Ni Mme de La Joyette, ni le comte de la Fallois ou le
Dr Jacob n’eurent le temps de se le demander, car le
mystérieux visiteur, impatient de paraître, surgit dans le
salon.
– Ah ! ma bienfaitrice ! Ma chère bienfaitrice !
s’exclama-t-il de sa voix de glas incomparable à nulle autre en se
précipitant vers Mathilde les bras grands ouverts et la barbichette
tremblotante d’émotion.
– Prince Babeskoff ! se récria Mathilde de saisissement
devant cette apparition d’un passé pour elle lointain.
– Pour vous servir, chère comtesse, dit le prince en s’inclinant
et cherchant vainement la main que Mathilde, sous le choc de
l’émotion, négligeait de lui tendre pour qu’il pût la lui
baiser.
– Pour une surprise, c’est une surprise, dit Mathilde en
réparant sa négligence et en jetant un regard à la marquise de
Bonnefeuille qui en disait long sur ce qu’elle pensait de la
surprise, ignorant encore s’il s’agissait d’une simple visite de
courtoisie ou d’une demande d’hébergement comme la fois où elle
avait fait la connaissance du prince Piotr Nicolaïevitch
Babeskoff.
– Vous ne devinerez jamais, mes amis, intervint la marquise de
Bonnefeuille, dans quelle circonstance j’ai retrouvé notre cher
prince. Eh bien, figurez-vous qu’après avoir déjeuné au
Meurice
avec le comte et la comtesse de la Margelle, j’ai
fait demander un taxi. J’y suis monté et je vous donne en mille qui
était mon chauffeur !
– Mon pauvre, fit le comte de la Fallois sincèrement désolé en
posant amicalement sa main sur le bras du prince déchu.
– À la guerre comme à la guerre, mon cher ! répondit le
Russe avec gaieté, du moins à en juger par son sourire car sa voix
singulière attristait jusqu’aux bonnes nouvelles. D’ailleurs, je
fais équipe avec le capitaine Markov que vous connaissez. Ainsi
nous pouvons travailler jour et nuit.
– Quel malheur ! reprit le comte de la Fallois. Toute
l’élite d’un grand empire ainsi sacrifiée et obligée de gagner le
pain à la sueur de son front.
– C’est mieux que de crever de faim, intervint le Dr Jacob
pragmatique.
– Sachez, monsieur le disciple d’Hippocrate, répliqua le comte
en le prenant de haut, que mon aïeul, chassé de France par la
révolution, a préféré se laisser mourir de faim plutôt que de
déroger à son état !
– Excusez-moi, mon cher Fallois, intervint la marquise de
Bonnefeuille, mais c’était idiot après avoir échappé à la
guillotine.
– Comment pouvez-vous dire cela ! se récria horrifié le
comte.
– Je le dis comme je le pense. Moi, mon aïeule fit de la couture
pour nourrir ses enfants après que son mari fut monté sur
l’échafaud.
– Et le colonel Rostov ? demanda Mme de La Joyette pour
détourner la conversation.
– Ah ! lui, il est contremaître aux usines Renault.
– Contremaître s’étrangla ? le comte de la Fallois.
– Oui, je sais, poursuivit le prince Babeskoff, c’est moins
noble que chauffeur de taxi. Mais lorsque les rescapés de l’armée
de Wrangel sont venus remplacer à Boulogne-Billancourt les Chinois
que vous aviez fait venir pendant la guerre, il a bien fallu
organiser et encadrer tout ce monde-là. Mais tous n’ont pas eu la
chance de notre cher Constantin Alexeïevitch. Certains de mes amis
diplomates ou hauts fonctionnaires travaillent comme simple
ouvriers. Ce qui est après tout normal, il fallait laisser les
places d’encadrement aux officiers. Eux ont l’habitude. Mais tous
sont logés à la même enseigne dans les baraquements qu’occupaient
vos Chinois.
– Les pauvres gens, fit la marquise de Bonnefeuille effarée.
– Bah ! ce n’est que provisoire. Nous finirons bien par
rentrer dans notre sainte Russie. Après avoir dévoré tous les
autres, les bolcheviques vont se dévorer entre eux tels des loups
assoiffée de sang.
– Que Dieu vous entende ! fit le comte.
– Et vos fils ? demanda Mme de La Joyette fort émue du sort
de toute cette pauvre noblesse.
– L’aîné travaille chez Renault, quant au cadet il a préféré
s’engager dans la Légion étrangère. D’ailleurs, il s’y est engagé
en compagnie d’Alexandre Vassilïevitch, le fils aîné de notre cher
Vassili Pavlovitch.
– Que devient-il, ce
Weitere Kostenlose Bücher