Mathilde - III
agréable de l’avoir entendu dire
qu’elle était la « nouvelle comtesse de Ségur »
lorsqu’elle lui avait révélé ses occupations littéraires.
« Des contes pour enfants ? Quelle
merveille ! » s’était-il exclamé en levant les yeux au
ciel et en ne tarissant pas d’éloges sur ce qu’elle pouvait écrire
alors qu’elle n’avait écrit jusqu’alors qu’un seul conte que
personne, à part elle puisqu’elle en était l’auteur, n’avait
lu.
Si Mathilde n’était pas dupe du manège du prince, elle n’en
avait pas moins été flattée qu’il lui suggérât, parallèlement à ses
contes, de prendre des notes « pour, un jour, écrire le roman
de sa vie ». L’idée lui plaisait et elle s’ancra en elle à son
insu, mais, pour l’heure, elle avait en tête le sujet de son
deuxième récit, et le retour, même bref cette fois-ci, du prince
Babeskoff dans son existence, n’y était pas étranger car ce serait
une histoire de revenants dont ses futurs jeunes lecteurs se
délecteraient sûrement.
Mme de La Joyette s’endormit en y songeant, mais, le lendemain
matin, elle se souvint que ses filles avaient horreur des histoires
de fantômes. Certes, ce n’était pas une raison suffisante pour y
renoncer, mais, en y réfléchissant, Mathilde se dit qu’une telle
histoire de revenants pourrait être jugée choquante par les
parents, les seules apparitions trouvant grâce dans son monde étant
celles de la Vierge, non sans réserve d’ailleurs étant donné sa
propension à n’apparaître qu’à des gens des basses classes et
jamais dans une bonne famille. Excepté, parmi ses relations, feue
la duchesse douairière de la Rable du Puy qui prétendait, au cours
des mois précédant sa triste fin, en avoir la vision, chacun
s’accordant pour dire qu’elle n’avait plus toute sa tête et qu’il
était malheureux qu’une personne de qualité usât d’un tel
stratagème pour se rendre intéressante.
Pourtant, cette histoire de revenants mort-née contrariait Mme
de La Joyette car ce ne pouvait être non sans raison qu’elle
continuât de l’obséder alors qu’elle voulait la chasser de son
esprit pour en trouver une autre.
Fort heureusement, l’esprit créateur sait biaiser avec les
convenances. Mme de La Joyette fit « revenir », en
quelque sorte, dans notre temps Don Quichotte et son fidèle Sancho
Pansa en mettant en scène deux personnages directement inspirés par
le colonel Rostov et le prince Babeskoff, qui, à part le fait
qu’ils fussent russes, avaient une parenté certaine, du moins quant
à leurs physiques respectifs, avec les héros de Cervantes. Mais, et
ce fut là son originalité, au lieu que de faire combattre à son
héros des moulins à vent imaginaires, Mme de La Joyette le rendit
utile en en faisant un preux chevalier moderne qui se tenait, en
tout lieu et en toute circonstance, sans jamais défaillir, aux
côtés de la veuve et de l’orphelin – et Dieu sait combien il y en
avait après cette guerre qui avait tant coûté.
Hélas ! Mme de La Joyette dut interrompre momentanément sa
tâche littéraire car un événement des plus imprévisibles vint
bouleverser l’ordonnancement de sa vie et, si elle eût été
superstitieuse, elle aurait pu croire que le fait de s’atteler à
une histoire de revenants avait eu pour effet insidieux d’en faire
surgir un bien réel.
8
Ce jeudi matin-là, le 21 juin précisément – une date qu’elle ne
devait pas oublier de sitôt –, Mme de La Joyette s’était réveillée
avec le pressentiment que cette journée ne serait pas comme les
autres. Mais, à part le fait que Mme de Saint-Chou donnerait à ses
filles leur dernière leçon de piano avant les vacances et que
celle-ci lui avait demandé la permission de l’avancer en tout début
d’après-midi car elle avait un train à prendre en soirée en gare
d’Orsay, Mme de La Joyette ne voyait pas en quoi cette journée
pourrait être différente des autres, si ce n’est qu’elle avait la
ferme intention, comme tous les lundis et jeudis, de travailler à
son nouveau sujet littéraire dont elle avait déjà écrit un chapitre
après en avoir établi la trame générale. D’ailleurs, pour ne point
s’en laisser distraire par les contingences domestiques dont Mme de
Saint-Chou faisait partie ce jour-là, elle demanda à Miss Sarah de
la recevoir et décida de déjeuner seule dans son
appartement-bureau pour
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