Mathilde - III
cher Vassili ? demanda le comte de la
Fallois.
Bien malgré elle, Mathilde retint sa respiration dans l’attente
de la réponse.
Avait-elle réellement envie de savoir ce qu’il advenait de
Vassili Rozanov ?
– Il m’a écrit récemment. Il s’est établi à Menton où son
beau-père possédait une villa et où il séjournait chaque hiver
avant la révolution. Sa femme, Natacha Ivanovna, l’a transformée en
pension de famille pour émigrés russes. Mais, hélas ! comme
ils ne sont guère fortunés et que certains de leurs pensionnaires
n’ont pas un sou vaillant, cela permet tout juste l’entretien de la
villa. Aussi ce brave Vassili – grâce à votre voiture, chère
comtesse, que vous lui avez si généreusement offerte – fait-il le
chauffeur de place entre la Côte et la Riviera.
– Il doit être malgré tout heureux, dit Mathilde d’un ton
faussement enjoué, puisqu’il a pu réunir sa famille.
– Il est heureux comme un émigré peut l’être loin de sa terre
natale, mais, pour nous les Russes, votre Côte d’Azur était déjà du
temps du tsar notre seconde patrie. D’ailleurs, lorsque la guerre a
éclaté, certains de mes compatriotes ont préféré y rester plutôt
que de retourner en Russie. Cependant, j’ai le sentiment, chère
comtesse, que Vassili Pavlovitch n’a jamais été aussi heureux que
lorsqu’il était à votre service.
– Pourtant ! lâcha la marquise de Bonnefeuille, lèvres
pincées, se souvenant combien sa jeune amie avait souffert.
– C’est un homme de devoir, chère marquise. De cela on ne peut
faire reproche à un homme. Mais je ne vois pas Miss Sarah ?
s’étonna le prince Babeskoff en sautant du coq à l’âne et en
reprenant son ton enjoué de bourdon d’église.
– Elle est en voyage pour ses affaires, dit Mathilde.
– Je le regrette. J’aurais aimé lui présenter mes hommages.
Malgré ses idées singulières, elle aussi a toujours été bien bonne
pour nous.
– Venez dîner avec le capitaine Markov la semaine prochaine,
disons vendredi. Miss Sarah sera parmi nous.
– Je viendrai seul car Markov fait la nuit et moi la journée.
D’ailleurs, il me faut prendre congé pour qu’il puisse disposer du
taxi.
Aussitôt le départ du prince Babeskoff, Mme de La Joyette se
demanda si elle n’avait pas lancé son invitation à la légère,
craignant que le prince ne tentât de venir s’installer de nouveau
chez elle. Mais, le vendredi suivant, lorsque le prince vint dîner,
elle réalisa avec soulagement que ses craintes étaient vaines.
Piotr Nicolaïevitch leur annonça qu’il en avait assez de faire
le taxi.
– C’est comme si je jetais des perles à des cochons, dit-il. Je
traite mes clients princièrement et eux me traitent comme un
laquais. J’ai donc pris la décision d’ouvrir un restaurant russe à
Vanves avec deux amis et j’aurai un grand appartement juste
au-dessus pour moi-même et mon fils.
– Vous serez très bien en maître d’hôtel, le complimenta Mme de
La Joyette.
– Ah çà non ! se récria le prince de sa voix de glas qui
fit tressaillir la tablée bien que les convives y avaient été
accoutumés par le passé. Je ne veux plus faire le
laquais
.
Je serai derrière les fourneaux.
– Ah ! s’étonna Mme de La Joyette qui voyait plus de
prestance à accueillir la clientèle qu’à faire le cuisine.
– J’ai toujours rêvé d’être cuisinier et j’ai enfin l’occasion
de réaliser mon rêve grâce à l’exil, poursuivit le prince avec le
regard extasié d’un enfant. Comme quoi le malheur, tout compte
fait, a du bon.
Dieu l’en préservait, Mme de La Joyette ne risquait aucun exil,
mais elle éprouvait une grande difficulté à s’imaginer en train de
devoir cuisiner par nécessité et plus encore à y trouver du
plaisir. Ces Russes étaient vraiment étranges.
– Miss Sarah et vous-même, chère comtesse, y aurez bien entendu
table ouverte, ajouta le prince.
– Avec plaisir, fit Miss Sarah.
Mme de La Joyette lui répondit de même, en marquant toutefois un
temps de retard car elle n’arrivait pas à situer précisément la
ville de Vanves autour de Paris, la banlieue étant pour elle une
terre
incognita,
tout comme d’ailleurs Paris, excepté
certains quartiers comme le sien, celui de l’Opéra-Madeleine et,
bien entendu, le Faubourg et un petit peu le XVII e qui
était quasiment le diable vauvert mais où quelques-unes de ses
relations y avaient leur hôtel.
– Le capitaine
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