Mathilde - III
Markov est-il l’un de vos deux associés ?
demanda-t-elle plus par politesse que par sincère intérêt tant ces
affaires de commerce étaient situées elles aussi à mille lieues de
son univers.
– Non, justement, se désola le prince l’air gêné.
– Cela vous poserait-il un problème ? s’enquit-elle
toujours par courtoisie.
– En quelque sorte, répondit le prince Babeskoff en rajustant
son lorgnon et en faisant tressauter sa barbichette. Le capitaine
Markov, qui est officier dans l’âme, n’a pas accepté ma proposition
d’être serveur. Pour lui, ce serait déchoir que de « faire
l’ordonnance », comme il dit. Et il ne veut plus faire le
chauffeur sans moi.
– Je ne vois pas où est le différence entre servir des clients à
table ou les transporter en voiture, remarqua Mme de La
Joyette en haussant les épaules.
– C’est pourtant évident, dit le prince. Si l’on aime conduire
une automobile et s’occuper de mécanique, on oublie les clients
assis derrière vous s’ils n’ont pas de conversation et l’on a la
sensation d’être son propre maître, tandis que dans une salle de
restaurant il faut être réellement à leur service.
– Que va-t-il faire alors ? demanda Miss Sarah. Et, tout
d’abord, que sait-il faire ?
– Que voulez-vous que je vous dise, chère amie ? fit le
prince Babeskoff en prenant un air désolé. C’est un militaire et,
comme tout soldat, lorsqu’il n’y a pas de guerre à faire ou à
préparer, et même plus de révolution à mater, ça ne sait pas faire
grand-chose.
– Il pourrait travailler chez Renault comme ses camarades,
alors ? dit Mme de La Joyette que cette conversation futile
commençait d’agacer.
– Ce serait de loin la meilleure solution, concéda le prince.
Malheureusement, tous les emplois de contremaître sont déjà fournis
et, comme il ne sait rien faire que la guerre, le colonel Rostov ne
peut le prendre que comme manœuvre.
– Évidemment, fit Mme de La Joyette en soupirant.
– Évidemment, reprit le prince. Mais je me suis senti incapable
de lui transmettre la proposition de Constantin Alexeïevitch tant
il la considérerait honteuse pour un officier de l’armée du
tsar.
– Passons au salon pour prendre le café, proposa
Mme de La Joyette qui se désintéressait du sort du capitaine
Rostov qu’elle n’avait entrevu que deux fois tout au plus si elle
se souvenait bien.
– Alors que faire ? soupira le prince Babeskoff en se
levant de table. Cela me préoccupe beaucoup. Il a presque vingt ans
de moins que moi et je le considère comme un fils, mais il est
terriblement orgueilleux et, plutôt que de vivre de la charité, il
préférerait se faire sauter la cervelle.
– Oh ! s’offusqua la comtesse qui trouvait l’expression
déplaisante tant elle était expressive.
– C’est bien triste, n’est-ce pas ? fit le prince se
méprenant sur l’exclamation de Mathilde qu’il prit pour de la
compassion. Il a si belle prestance, il est si jeune, à peine la
trentaine, ou tout juste un peu plus…
Mme de La Joyette ne put s’empêcher de sourire pour elle-même.
Elle savait le prince diplomate de profession mais elle avait
ignoré jusque-là ses talents de « marieuse » qu’il
manifestait en plaidant la cause du capitaine Markov.
– Mais à qui voulez-vous donc le marier ? lui lança-t-elle
sur le ton de la plaisanterie.
– Oh ! je ne pense pas qu’il en ait encore le souci
lui-même, dit le prince en riant. Non, ce n’est pas cela, mais je
pense qu’une place de chauffeur de maître lui conviendrait
parfaitement, dans une bonne maison.
– Auriez-vous une idée en tête ? le questionna Mathilde
d’un ton mi-figue, mi-raisin, soudain mise sur ses gardes.
– Pas le moins du monde, chère comtesse, s’empressa de protester
le prince Babeskoff en agitant ses petites mains boudinées. Mais
si, jamais, l’une de vos nombreuses relations était à la recherche
d’un chauffeur…
– J’y penserai, fit sèchement Mathilde en pénétrant dans le
petit salon.
Ce même soir, après le départ du prince, Mme de La Joyette se
remémora cette curieuse conversation tandis que Jeannette l’aidait
à se déshabiller et elle estima être passé bien près d’un
« piège » tendu fort habilement par ce redoutable
Babeskoff. Malgré sa voix étrange, il savait séduire et charmer son
interlocuteur, le couvrir de compliments pour mieux endormir sa
vigilance. Mais il lui était
Weitere Kostenlose Bücher