Mathilde - III
été enlevé ou a-t-il disparu ? intervint la marquise
de Bonnefeuille qui avait parfois du bon sens.
– Disparu et enlevé, fit le prince Babeskoff fataliste en
portant le verre d’armagnac à ses lèvres.
– S’il a disparu, dit Mme la comtesse, cela ne signifie pas
nécessairement qu’il eût été enlevé.
– Si Contantin Alexeïevitch a disparu, c’est qu’il a été
enlevé ! assena le prince de sa voix de bourdon qui valait
autorité. Cela fait huit jours qu’il n’a pas reparu à son travail
et qu’il ne vient pas dîner dans mon restaurant.
– Soit ! fit le comte de la Fallois, mais dans ce cas vous
avez prévenu la police ?
– Vous n’y songez pas ! s’insurgea le prince. Elle est
sûrement complice.
– Certes, intervint le baron Stern, la police de cette
république a souvent fait preuve des plus viles turpitudes, mais je
n’ose imaginer un instant qu’elle pût être complice des
bolchevistes.
Le prince Babeskoff soupira bruyamment devant autant de
naïveté.
– Mais, prince, dit le Dr Jacob qui était très attaché à la
logique, si votre ami le colonel Rostov a disparu, il n’a pas
nécessairement été enlevé par les hommes de main du nouveau pouvoir
des soviets. Ils ont pu tout aussi bien l’assassiner.
– Vous avez de ces idées ! le tança Mme la comtesse.
– C’est pourtant évident, la reprit le comte de la Fallois.
– Non, non, il a été enlevé, s’entêta le prince Babeskoff. Et
nous allons tous être enlevés les uns après les autres.
Nul n’osa le contredire par respect de sa douleur et le fait
est, quelle que fût la raison de la disparition mystérieuse du
colonel Rostov, que l’on en n’entendit plus parler.
Marinette Breton en fut fort impressionnée car elle se
souvenait, quelques semaines avant sa disparition, avoir entraperçu
le colonel Rostov et le capitaine Marchal s’entretenir dans le
passage Jean-Nicot qui rejoint la rue Saint-Dominique et la rue de
Grenelle.
Comment ces deux êtres aussi dissemblables avaient-ils pu faire
connaissance ? songea-t-elle. Mais, lorsqu’elle en fit part à
Miss Sarah, celle-ci la rabroua en lui disant qu’elle n’avait pas à
se montrer aussi curieuse.
Elle se le tint pour dit, mais n’était-ce pas là la preuve qu’un
lien mystérieux unissait les deux hommes entre eux ? Et
l’Américaine n’était probablement pas étrangère à cela.
Le capitaine Markov, le chauffeur, fut très affecté de la
disparition du colonel Rostov, mais, comme il filait le parfait
amour avec Louison à l’insu de Mme la comtesse, ou peut-être
préférait-elle ne rien voir, il retrouva vite son humeur
habituelle. D’ailleurs, il eut l’habileté, à quelque temps de là,
de demander à Mme de La Joyette la permission d’épouser Louison, ce
dont Mme la comtesse se montra fort aise, preuve qu’elle n’était
pas aussi dupe qu’elle le parût de leur relation, car ainsi la vie
affective de Louison se trouvait enfin stabilisée et elle se voyait
assurée de les garder tous deux à son service. Mais Louison ne fut
autorisée à emménager dans le logis au-dessus du garage qu’après la
cérémonie religieuse en bonne et due forme qui fut célébrée en
l’église de la paroisse avec force concours des camarades russes du
capitaine Markov.
Le prince Babeskoff, qui s’intronisa maître de cérémonie
puisqu’il s’agissait du mariage de son ancien protégé, tint
absolument que la réception eût lieu en son restaurant de Vanves où
il y eut fort débordements de vodka jusqu’à l’aube et le premier et
le dernier toast fut porté à la mémoire du colonel Rostov.
Marinette Breton en fut très envieuse car elle ne voyait plus
guère d’espoir de se marier un jour avec Jacques Fléton qui s’était
enflammé pour la politique au point de devenir un des responsables
des Jeunesses communistes, ne jurant plus que par son secrétaire,
Jacques Doriot, qui était alors emprisonné pour ses prises de
position contre la guerre du Rif et avoir appelé les soldats à la
désobéissance.
Marinette était toujours éprise de son premier amour, mais elle
ne le comprenait plus. Son Jacques si doux et pacifique était
devenu comme du jour au lendemain un être dur et implacable rêvant
d’aller vivre dans le « pays du socialisme ». Même Miss
Sarah semblait fort déçue de son évolution. Lorsqu’elle lui
rappelait que les communistes russes avaient écarté, assimilé ou
détruit tous les militants
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