Mathilde - III
pouvait-on réellement
reprocher au commandant Raillard d’avoir tiré sur un officier
d’état-major qui, s’il ne risquait de passer à l’ennemi, allait
tomber effectivement entre ses mains, puisque tout le reste était
strictement authentique, même si Marcellin Mafouin avait omis de
révéler que le capitaine de La Joyette était activement recherché
pour avoir abattu de sang-froid, lors des troubles de Kiel, le
commandant de son camp d’internement qui sollicitait l’aide du
groupe d’officiers français pour mater le « soviet »
constitué par ses propres hommes et qu’il avait rejoint alors les
mutins du port. Tout comme il avait omis de révéler qu’il avait
fait mener une enquête approfondie sur le capitaine Marchal dont il
venait de recevoir les conclusions définitives une semaine plus
tôt. Ce qui lui avait permis d’établir définitivement sa religion,
puisque le capitaine Marchal, authentique héros et blessé de la
face, avait partagé un temps la même chambre que le capitaine de La
Joyette à l’hôpital militaire allemand et qu’il était décédé au
printemps 17 dans le camp d’internement pour officiers où se
trouvait à la même époque le capitaine de La Joyette.
– Chère comtesse, murmura-t-il confortablement installé dans le
taxi, j’attendrai le temps qu’il faut, mais je savoure déjà
l’instant où vous viendrez me supplier de protéger votre
capitaine…
Mme de La Joyette se sentit désemparée aussitôt que le préfet
eut franchi la porte de son salon. Pour quelle raison cet individu
était-il venu la torturer aussi inutilement en ravivant cette peine
ancienne et en faisant miroiter un espoir ô combien
fallacieux ?
Cela était proprement ignoble !
– Que vous voulez votre cher préfet ?
Mathilde sursauta en entendant la voix de Miss Sarah.
– Oh ! rien, fit Mme de La Joyette en portant la main à son
rang de perles pour se donner une contenance.
– Pourtant, vous me semblez contrariée.
– Non, je vous assure, dit-elle en souriant. Héloïse étant
souffrante et ne pouvant se déplacer, elle souhaitait me faire
parvenir par son intermédiaire des nouvelles de Bourges qu’elle a
reçues de ses parents et qui concernent l’hôtel de Mauclair.
Mathilde se surprit de sa capacité à mentir aussi aisément.
– Vous me rassurez car je m’attends toujours au pire avec ce
Mafouin qui semble naviguer en eaux troubles avec la même aisance
qu’un requin au milieu d’un banc de poissons.
– Vous avez reçu un présent ? fit Mathilde pour donner le
change en remarquant le paquet que l’Américaine tenait à la
main.
– Je venais précisément vous l’apporter car il est vous est
destiné.
– Vous me faites un cadeau pour que je vous pardonne ?
– Aurais-je à me faire pardonner,
maîtresse
? dit
Miss Sarah en prenant l’accent créole, ce qui faisait toujours rire
Mme de La Joyette et les enfants.
– Bien sûr que non, vous êtes ma bonne amie malgré nos stupides
querelles.
– Une querelle politique n’est jamais stupide, dit l’Américaine
en reprenant son sérieux et en lui tendant le paquet.
– Qu’est-ce ? fit Mathilde, intriguée, en le prenant en
main.
– Un présent du capitaine Marchal qui tenait à vous remercier de
le tolérer dans vos cuisines. Je suppose qu’il s’agit d’un livre ou
d’une boîte de chocolats.
– C’est absurde mais cela prouve sa délicatesse ! dit
Mathilde en défaisant délicatement l’emballage et en découvrant un
livre délicatement relié à l’ancienne et orné de beaux fers dorés,
puis ses mains se mirent à trembler et elle manqua lâcher le
livre.
– C’est pas possible ! se récria-t-elle d’une voix
troublée. C’est
Paul et Virginie
! Un livre que j’ai
dévoré mille et une fois lorsque j’étais jeune fille. Comment
a-t-il pu deviner ?
– C’est un hasard, dit l’Américaine en haussant les épaules.
– Assurément, mais cela me fait grand plaisir car mon exemplaire
est dans la bibliothèque du manoir, mais sa couverture n’est point
en aussi bonne état et feu mon mari me disait toujours, en se
gaussant de l’attachement que je portais à ce livre, que je
pourrais au moins songer à le faire relier si j’y tenais tant afin
qu’il eût meilleur aspect…
– Qu’avez-vous, vous vous sentez mal ? s’alarma Miss Sarah
en voyant Mathilde chanceler.
– Non, ce n’est rien, balbutia-t-elle en s’appuyant sur
l’accoudoir du
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