Même les oiseaux se sont tus
à la salopette sale et à la tête grise que Jan détesta au premier coup d’œil.
Le 5 décembre était une journée magnifique, froide à fêler l’émail des dents et bleue à déteindre sur la neige blanche. Villeneuve quitta Winnipeg très tôt pour aller chercher Jan afin que celui-ci assiste à la messe de Requiem qu’il avait demandé de célébrer pour sa famille. Il le trouva dans un coin de bâtiment faisant office d’abattoir, les pieds dans le sang, un couteau effilé à la main, le visage taché d’éclaboussures.
– Mais qu’est-ce que tu fais là, Jan?
Jan persifla qu’il ne faisait que son travail. Le père Villeneuve sembla complètement dépassé par les événements. Il y avait quelque chose dans le regard de Jan qui lui faisait presque peur.
– Mais c’est la messe, ce matin! C’est toi-même qui as demandé qu’on la célèbre le 5 décembre!
– Je sais. Vous auriez pu en parler avec Bergeron mais il est parti faire des courses. Moi, il m’a interdit de quitter la ferme aujourd’hui. Il a besoin de son «Poulinais» pour faire boucherie.
Jan avait prononcé le mot «Poulinais» sur un ton qui fit rire les autres jeunes hommes qui travaillaient avec lui. Villeneuve, lui, ne rit pas du tout.
– Tu vas aller te laver et t’habiller. Élisabeth nous attend.
Villeneuve se demanda s’il n’avait pas vu de la crainte dans les yeux de Jan. Il cligna pour effacer cette pensée qu’il trouvait trop désagréable. Jan fit non de la tête.
– Je ne peux pas. Je risquerais de perdre mon job.
– Quoi? Perdre ton emploi parce que tu vas visiter ta sœur que tu n’es pas venu voir une seule fois? Être congédié pour un Requiem?
Le visage de Villeneuve, qui faisait très attention pour ne pas baigner l’ourlet de sa soutane dans le sang, venait de s’empourprer.
– Va!
Jan hésita puis piqua rageusement son couteau dans le corps mort d’un cochon, ce qui dégoûta le père et fit rire de nouveau ses compagnons de travail. Villeneuve le suivit dans la maison des employés, qu’il trouva plutôt fraîche. Jan marcha vers le recoin qui lui servait de chambre et revint le torse nu. Il se dirigea vers la pompe et remplit un bol d’eau forcément glacée. Il s’y plongea la tête puis se savonna partout avant de se rincer de nouveau. Le père Villeneuve ne le quitta pas des yeux. Il était impossible que Jan ne fût pas complètement frigorifié, mais il ne sourcilla pas. Le prêtre hocha la tête. Il avait peine à reconnaître le Jan qui était arrivé à Winnipeg un peu plus d’un mois auparavant, l’œil éclatant et le sourire au cœur. Ils partirent et Jan, les yeux rivés à la fenêtre givrée, n’ouvrit presque pas la bouche du trajet.
– Je n’ai jamais rien vu d’aussi ennuyant que ces plaines quand elles sont blanches.
– C’est étonnant. Moi, je trouve qu’elles ressemblent à une palette qui attend que le Créateur y mette de la couleur.
Jan eut un petit sourire de dépit, le père Villeneuve étant vraiment trop candide. Ce dernier saisit quand même cet air quasi méprisant et en fut troublé. Il tenta de n’en rien laisser paraître.
– Au fait, Jan, j’ai reçu une longue lettre d’Élisabeth.
– Comment? Élisabeth ne va pas vous voir tous les dimanches?
– Quand elle en a envie, oui.
Jan replongea son regard dans le givre. Il commençait à se détendre un peu. Villeneuve, lui, se demanda pourquoi il n’avait pas posé de question quant au contenu de la lettre qu’il venait de mentionner. Il accéléra un peu, faisant déraper le véhicule qui zigzagua avant qu’il en reprenne le contrôle.
– Je ne suis pas sûr que j’aime conduire quand les routes sont des patinoires.
– Voulez-vous que je prenne le volant?
Villeneuve le regarda, un sourcil levé d’étonnement.
– Saurais-tu conduire, maintenant?
– Très bien. Surtout les tracteurs...
Jan eut un petit rire moqueur, ce qui soulagea un peu l’angoisse de Villeneuve.
Ils entrèrent dans la chapelle, où quelques religieuses venues assister à la cérémonie étaient déjà assises. Villeneuve leur dit, avec une douceur étonnante, que les Pawulscy et lui-même préféraient que cette messe soit célébrée dans la plus stricte intimité. Jan, qui avait pris place à l’avant, tiqua. Les religieuses sortirent en douceur dans un froissement de robes. Le père Villeneuve passa à la sacristie pour revêtir les ornements sacerdotaux et en ressortit quelques minutes
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