Même les oiseaux se sont tus
avait donc longuement réfléchi avant d’arrêter son choix, mais, s’il s’était enfin décidé, ce n’était que par pure gourmandise: il raffolait des pêches. Jamais il n’aurait osé avouer le peu de sérieux qui l’avait finalement motivé. En revanche, à l’immigration canadienne, on l’avait congratulé pour sa clairvoyance.
– Il y a peu d’endroits assez chauds au Canada pour permettre cette culture de façon massive. Vous devriez avoir beaucoup de succès.
Jerzy s’était félicité en apprenant que le sud de l’Ontario avait un microclimat. Il détestait toujours autant le froid et savait que celui-ci et lui seraient ennemis jusqu’à la fin de ses jours.
Durant toute sa traversée de l’Atlantique, il avait été ému et ravi de se sentir grand aventurier. Son arrivée à Halifax avait été extrêmement agréable et, l’espace de deux battements d’yeux, il avait regretté de n’avoir pas choisi les Maritimes. Il avait fait un tour de ville dans ces immenses bus bicolores au museau écrasé. En prenant finalement le train, il avait fait la rencontre de deux Polonaises, la première venant comme lui de débarquer, et la seconde habitant au Manitoba.
– Vous êtes polonaise?
– Non. Mes parents le sont. Moi, je suis née ici.
– Mais vous êtes quand même polonaise?
– Non. Je suis d’origine polonaise.
Elle avait insisté sur le mot «origine», ce qui avait fait sourire Jerzy. Elle était entêtée comme une Polonaise. Et il n’y avait qu’une Polonaise pour traverser la moitiédu pays pour escorter jusqu’à Winnipeg une lointaine cousine inconnue, en route pour Vancouver.
– Pourquoi êtes-vous venue? J’imagine que vous êtes étudiante et que vous aviez des cours.
– Oui, j’avais des cours. Mais mon père m’a offert ce voyage parce que cette cousine avait besoin d’aide.
– Elle aurait pu vous rejoindre là-bas.
– Elle ne parle que le polonais. Il fallait l’aider, c’est tout.
Anna, parce qu’elle s’appelait Anna, avait une façon de trancher les discussions comme si les propos de Jerzy avaient été du saucisson. Ses cheveux étaient aussi dorés que ceux de sa sœur, Élisabeth. Elle avait les yeux bleus presque marine comme ceux de sa mère, Zofia, une fossette au menton et des dents presque toutes droites, sauf la canine droite, qui chevauchait légèrement l’incisive, prête à mordre. Mais, surtout, elle avait la peau des mains complètement rêche. Jerzy était certain qu’elle se plongeait souvent les mains dans la terre. Il n’y avait que la terre pour s’agripper aux pulpes des doigts afin de les teinter; pour s’infiltrer sous la peau délicate des ongles, celle qui recouvre les lunules, et où même les brosses les plus fines ne pouvaient s’immiscer. Jerzy avait la certitude qu’Anna avait eu les mains dans la terre tout l’été et que, s’il avait osé lui caresser un genou, il aurait touché là aussi une peau texturée comme une toile de lin et non soyeuse comme du satin.
Anna et sa cousine, assises sur la banquette de l’autre côté du couloir, faisaient connaissance et Jerzy, qui avait pris place de façon à voir Anna de face, s’intéressait à leurs propos. Anna parlait du Manitoba comme d’une espèce d’Eldorado et la cousine ouvrait grandles yeux, visiblement impressionnée par l’assurance d’Anna et par l’univers qu’elle dépeignait.
– Et Vancouver?
– Je n’y suis jamais allée.
Jerzy était quand même agacé par le manque de tact d’Anna, trop insensible à son goût au fait que sa cousine avait connu six années de misère, à proximité de Varsovie. Il profita de l’absence de cette dernière pour en glisser un mot à Anna.
– Est-ce que c’est parce que la guerre s’est passée de l’autre côté de l’Atlantique que la douleur ne vous atteint pas?
Anna avait rougi. C’était une première.
– J’ai travaillé tout le temps pour la Pologne. Depuis que la guerre est terminée, j’ai expédié des couvertures et de la nourriture. J’ai même accepté de correspondre avec des soldats qui se sont trouvés orphelins à leur retour. Ceux qui venaient des villes où...
– ... où était passé le front.
Jerzy l’avait interrompue, franchement agacé par le ton de ses propos. Tout à coup, il l’avait trouvée moins jolie et moins attirante, moins polonaise, et son accent, si charmant au premier abord, était dissonant. Il n’avait plus envie de lui parler dans sa
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