Même les oiseaux se sont tus
avant de se diriger vers sa chambre pour s’y changer. Depuis qu’il les avait quittés, chaque fois qu’approchait la fête ou l’anniversaire d’un des membres de sa famille, il en avait pour des semaines à souffrir de leur absence. En juin, il savait que la Saint-Jean, la fête du feu, ranimerait la flamme de son chagrin d’avoir perdu Jan, ce frère si ingénieux et si amusant. Peut-être était-ce à cause de la présence d’un grand malade à la frontière de l’agonie, mais tous les soirs depuis le début du mois, quand Anna ne soignait pas son père et qu’elle s’asseyait à ses côtés, il lui parlait de ce frère et de ses souvenirs. Il avait fait la même chose en avril et Anna s’étonnait de la quantité d’anecdotes que Jerzy pouvait raconter. Elle trouvait sa propre vie, passée dans les plaines, sans histoire et sans rebondissements. Une vie plaine.
Jerzy et Anna se promenaient sur les rives de la Rouge. Jerzy aimait bien la Rouge, le soir. Le jour, il en trouvait l’eau trouble et il regrettait de ne pouvoir en voir le fond. Mais le soir, l’eau n’était plus que reflets. Jerzy tira le bras d’Anna et l’invita à s’asseoir, ce qu’elle fit sans résistance. Il repensait à l’Anna qu’il avait rencontrée dans le train et il trouvait que l’Anna de maintenant était des milliers de fois plus séduisante, même si celle du train lui avait déjà fait perdre la tête et avait chassé le souvenir de Pamela. Il l’attira près de lui et elle posa tout naturellement la tête sur son épaule.
Jerzy se préparait à célébrer, le lendemain, sa première Saint-Jean en terre canadienne et, n’eût été la présence d’Anna, il aurait probablement passé sa journée soit dans une église, soit dans un cimetière, pour se rapprocher des siens. Depuis plus de deux semaines, il n’avait cessé de se préparer au chagrin qu’il aurait le lendemain, mais il avait sous-estimé la profondeur de l’absence. Anna le tenait par la main, résistant à l’envie de se pendre à son bras. Elle avait besoin de son soutien pour affronter la mort de son père. Jerzy, lui, était encore en deuil de presque tous ceux qu’il avait aimés. Anna était quasiment soulagée que Jerzy et son père ne soient jamais parvenus à s’entendre, ni même à se respecter. Son décès ne blesserait pas Jerzy et elle ne lui en voudrait jamais de n’avoir pas aimé un homme qui l’avait sans cesse humilié. Elle savait son père aigri par la maladie, mais il n’était pas utile, pour l’instant, qu’elle raconte à Jerzy les bons moments qu’elle avait connus.
– Pourquoi est-ce que ton père n’a pas voulu se soigner?
Il lui avait parlé tout doucement, lui caressant les cheveux de sa main libre. Anna fut émue de voir que leurs pensées s’étaient suivies.
– Soit parce qu’il ne veut vraiment pas rester infirme et dépendant de nous, soit parce qu’il se sait trop vieux pour apprendre à vivre avec des béquilles ou une jambe de bois. Il va avoir cinquante ans, tu sais.
Jerzy pensa à Tomasz, son père qui, au même âge, avait appris l’arrivée prochaine d’un autre enfant. Cela allait complètement à l’encontre de la conception qu’Anna semblait avoir de la vieillesse.
– Je ne pense pas que ton père se sente vieux. Je pense que c’est justement parce qu’il ne se sent pas vieux. Il sait qu’il a encore longtemps à vivre et il n’a pas le goût de vivre en infirme. Ton père est cultivateur, pas fonctionnaire.
– C’est ridicule. On dirait qu’il veut mourir pendant qu’il est encore jeune.
Jerzy arracha quelques petites herbes fraîches et les froissa dans sa main. Il les lança ensuite dans l’eau où, telles des pirogues miniatures, elles flottèrent doucement. Anna observa son geste et eut un sourire qu’elle lui cacha.
– Est-ce que tu penses qu’il me déteste parce que je boite et que je suis arrivé ici au moment où il venait d’avoir un accident? Moi, Anna, j’ai peur que ce soit à cause de moi qu’il se laisse mourir. Je ne suis pas joli joli à voir marcher.
Anna plissa le front et pinça les lèvres, que Jerzy eut une soudaine envie de mordiller.
– Je pense qu’il ne t’aime pas parce que tu as appris à boiter plus jeune qu’il n’aurait pu le faire... et parce que son unique fille te regarde d’un peu trop près.
Anna s’était levée rapidement et lui avait dit cela en louchant et en collant son nez sur le sien. Jerzy éclata de
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