Même les oiseaux se sont tus
réunions, Zofia détournait l’attention des enfants en leur jouant du piano et en leur demandant de mémoriser les mélodies.
– Je ne sais pas si nous aurons le piano encore longtemps. Les Allemands peuvent nous le confisquer. Il faut que vous appreniez vite.
Tomasz vint se coucher ce soir du 18 septembre en lui apprenant que les membres du gouvernement polonais s’étaient, la veille, réfugiés en Roumanie, emportant les sceaux de la nation.
– De là, ils espèrent se rendre en France. Ils ont bien fait. J’aime mieux un gouvernement en exil qu’un gouvernement neutralisé.
– Je me sens quand même orpheline.
Le pays, dont le costume de terre ocre se confondait avec les uniformes marron, noirs et gris, ressemblait de plus en plus à une marionnette déglinguée. L’air européen commençait à sentir la poudre et la chair à canon. Zofia passait ses nuits à bercer l’enfant qui grandissait innocemment en elle. Tomasz, qui se voulait réaliste, essayait de convaincre les habitants de leur conciergerie que la guerre était perdue depuis longtemps pour la Pologne.
– Les panzers et l’aviation sont trop puissants pour nous. Mais les politiciens et les militaires allemands sont encore plus dangereux.
Jan, lui, continuait de trouver plutôt excitant de voir les soldats allemands habiter la ville et il essayait d’apprendre à distinguer les grades d’après les galons cousus ou épinglés sur les uniformes. Tomasz voyait d’un mauvais œil des goûts aussi douteux mais en profitait pour instruire son plus jeune fils en déployant une vaste carte sur la table de la salle à manger, lui expliquant qui était où, tout en cherchant d’un doigt distrait les refuges où il imaginait Jerzy. Lui et Zofia frémissaient de peur.
– T’ai je dit, Zofia, que je meurs d’inquiétude?
– Non, mais je le sais.
Elle le regardait sans ajouter un mot, plissant les yeux lentement sur un sourire qui devenait de plus en plus effacé au fur et à mesure que passait le temps.
Jusqu’à la fin de septembre, la Pologne suinta une odeur indescriptible: celle de la cire des cierges polonais qui fondaient en larmes derrière les cercueils des victimes du pays. Elle puait aussi le saucisson allemand et le chou russe. Le 29, Varsovie capitula. Les Polonais, désarçonnés, écrasés et piétinés, étaient retournés à leur passé; ils regardaient, impuissants, leur pays divisé de nouveau comme un gâteau à partager entre deux ogres: Staline et Hitler. Le peuple vaincu avait deux nouveaux patrons nullement saints, dont les croisades s’abreuveraient du sang des hommes.
Élisabeth regardait la cour par la fenêtre de sa chambre, essayant d’y déceler un changement entre le mois de septembre et le mois d’octobre. Au dire de sa mère, elle avait été absolument raisonnable, se contentant, pour son douzième anniversaire, d’unepomme à la chair à peine meurtrie. Elle essuya une énorme larme qui lui coulait sur la joue, l’estomac encore creux, la peine causée par le départ de Jerzy toujours aiguë. Elle écouta les bruits du voisinage, cherchant à entendre la voix de son frère.
Après le repas que sa mère avait tenté de déguiser en réjouissance, son père, toujours abasourdi par la chute de Varsovie, avait sorti le violoncelle, elle et Jan leurs violons, et leur mère s’était assise au piano. Ils avaient fait danser l’anniversaire d’Élisabeth au son d’un menuet. Sans un mot, Élisabeth avait rangé son instrument et sorti celui de Jerzy.
– Il m’a demandé de l’amuser. Si nous le faisions valser?
Le violon de Jerzy s’amusa avec les autres, en trois temps. Depuis qu’elle savait que les Soviétiques aussi s’en étaient pris à la Pologne, Élisabeth avait peur que son frère ait été tué. Tous les soirs, en se couchant, elle lui parlait, le suppliant de rentrer à la maison.
Élisabeth abandonna enfin sa fenêtre et se mit en boule sous ses couvertures. Elle endormit ses douze ans sur un oreiller mouillé en se demandant si elle reverrait un jour des anniversaires remplis de rires.
6
– Mais qu’est-ce que tu fais, Tomasz?
– Je vous installe un abri dans la cave.
– Dans la cave? Il n’en est pas question. Je descendrai dans la cave uniquement si nous sommes bombardés. Le climat de la Pologne s’était refroidi. La chaleur humaine se faisait de plus en plus rare, les cœurs ayant été pris comme dans un étau entre l’angoisse et la peur, la
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